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Pour l'ex-eurodéputé centriste, la situation de notre pays "n'est pas très reluisante" mais "il n'y a pas de fatalité"

Pour s'en convaincre, il suffit de regarder la situation d'Etats européens "comme l'Allemagne et les pays scandinaves" "qui réussissent remarquablement à tirer leur épingle du jeu" dans la mondialisation, explique-t-il dans l'interview qu'il nous a accordée.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
Jean-Louis Bourlanges (à gauche) au Parlement européen (le 5 octobre 2004) (AFP)

Pour s'en convaincre, il suffit de regarder la situation d'Etats européens "comme l'Allemagne et les pays scandinaves" "qui réussissent remarquablement à tirer leur épingle du jeu" dans la mondialisation, explique-t-il dans l'interview qu'il nous a accordée.

Aux yeux de Jean-Louis Bourlanges, tenir un "discours d'adaptation victorieuse à la mondialisation" "supposerait du courage" de la part des grands partis politiques.

"Il faut dire la vérité aux Français parce qu'ils flairent le mensonge et en ressentent une véritable angoisse", poursuit-il.

L'interview de Jean-Louis Bourlanges

Jean-Louis Bourlanges (à droite), discutant avec Patrick Devedjian (UMP) lors d'un meeting de N. Sarkozy le 29-5-2007 (AFP - MEHDI FEDOUACH )

Jean-Louis Bourlanges, qui a siégé au Parlement européen de 1989 à 2007 dans les rangs centristes, préside aujourd'hui la Fédération du centre. Conseiller maître à la Cour des comptes, il tient sur l'évolution politique en Europe un discours que l'on n'a pas forcément l'habitude d'entendre...

Comment analysez-vous la montée du populisme en Europe ?

L"usage actuel du terme de populisme me laisse quelque peu perplexe. Je ne sais pas exactement ce que le mot désigne. On peut y voir le croisement de deux réactions : une dénonciation "basiste" des petits contre les gros ; et une affirmation identitaire à caractère régionaliste, nationaliste, ethnique ou xénophobe. Le populisme se distingue de la contestation révolutionnaire, qui suppose une élaboration idéologique qui lui est étrangère. Faut-il, à ce titre, taxer Jean-Luc Mélenchon de populiste ? Non, si l"on voit en lui le dernier des marxistes, le champion d"une dénonciation révolutionnaire du capitalisme ; oui, si l"on se rappelle les propos clairement xénophobes, et résolument anti-internationalistes, qui sont de temps à autres les siens. Je pense en particulier à ses attaques méprisantes contre les Baltes en 2005(1) lors de la campagne du référendum sur la Constitution européenne.

A la fois grossières et stériles, ces réactions ne sont toutefois pas dépourvues d"une certaine rationalité. Pour une raison simple : l"évolution des rapports de force et de la distribution des richesses s"opère selon deux grilles d"analyse, sociale et géopolitique, complémentaires.

On observe d"un côté que la mondialisation est favorable à ceux d"en haut, à ceux qui ont de l"argent, aux actionnaires, qui peuvent transférer leurs biens où bon leur semble, émigrer là ou la fiscalité leur est le plus favorable. Les salariés sont, en revanche, en situation de plus en plus vulnérable, concurrencés par les bas salaires des [pays] émergents et menacés à tous moments d"être jetés au chômage à la faveur de délocalisations qu"ils ne contrôlent pas. La lutte des classes n"est pas un vain mot dans le monde d"aujourd"hui, à ceci près que la remise en cause du capitalisme, fût-il en crise, n"est en aucune façon une option réaliste.

On constate d"autre part que cette nouvelle lutte des classes s"inscrit dans un contexte géographique très précis. On assiste à un déclin relatif mais rapide de l"Occident, sous sa forme américaine et européenne, comme atelier du monde, au profit des Etats émergents situés en Asie, en Amérique Latine, et même désormais en Afrique. Il n"est donc pas irrationnel qu"il y ait, au sein des milieux populaires européens, une dénonciation combinée des gens d"en haut et des gens d"ailleurs. Ce n"est pas par hasard que le Front national fait plus qu"une percée au sein de la classe ouvrière française.

Comment voyez-vous la situation de la France, où la société est considérée comme l"une des plus dépressives au monde ?

Il est clair que notre situation n"est pas très reluisante, surtout si on la compare à celle des principaux pays de l"Europe du Nord, grosso modo à l"Allemagne et à la Scandinavie. Nous sommes plus mal placés qu"eux dans la division internationale du travail. Les chiffres sont éloquents : la balance commerciale allemande est bénéficiaire de 200 milliards d"euros, celle de la France déficitaire de 50 milliards ! Nous maîtrisons donc beaucoup moins bien la globalisation que ces pays et nous avons plus que le sentiment d"être dans le camp des perdants.

Vous me ferez observer que les pays de l"Europe du Sud, le Portugal, l"Espagne, l"Italie ne sont pas non plus à la fête. C"est vrai mais ces pays qui appartiennent tous, à l"exception de l"Italie du Nord, à une Europe pauvre, n"éprouvent sans doute pas le même sentiment de déclassement que nous. Quant aux Italiens du Nord, ils sont sans doute moins dépressifs que les Français dont chacun sait depuis Cocteau que ce sont "des Italiens de mauvaise humeur ", mais ils ont basculé dans une xénophobie hyper agressive qui fait aujourd"hui les beaux jours de la Ligue de M. Bossi.

A vos yeux, les partis politiques au cœur du système, grosso modo l"UMP et le PS, sont incapables de tenir un "discours d"adaptation victorieuse à la mondialisation". Pourquoi ?

Tout simplement parce que cela supposerait du courage ! Le courage de se confronter franchement à des discours extrémistes qui ne mènent nulle part. Au risque de m"exposer à l"accusation de champion de la « pensée unique », je ne vois pas qu"il y ait pour notre pays d"autre voie que celle d"une adaptation intelligente et offensive à la mondialisation. Je n"imagine d"avenir ni dans le grand soir collectiviste ni dans la fermeture des frontières. Les grands partis politiques que vous mentionnez partagent ce diagnostic mais n"osent pas l"assumer franchement devant le corps électoral. A l"UMP comme au PS, on ruse avec la réalité. On entre dans l"avenir les yeux tournés vers le passé. On fait semblant de croire que de grands changements ne sont pas nécessaires.

On accrédite donc indirectement les discours irréalistes de ceux qui contestent l"idée même de mondialisation. Ces discours sont de deux types, franchement nationalistes ou pseudo-européens. Mme Le Pen ne voit d"avenir que dans le protectionnisme, la dévaluation, le blocage des flux migratoires. Elle refuse ainsi de voir que nous ne pouvons payer nos importations, notre énergie et nos matières premières, qu"à la condition de continuer d"exporter davantage nos voitures, nos avions, nos travaux publics, nos services, voire nos armements et nos centrales nucléaires, ce qui implique une forte ouverture au monde.

De manière plus subtile, certains, comme Emmanuel Todd, proposent de faire de l"Europe une grande zone économique, quasi autarcique, qui se distinguerait des grandes zones émergentes par des salaires plus élevés et une protection sociale plus forte. Nous échapperions donc à la concurrence des nouveaux venus, ce qui nous permettrait d"assurer le maintien indéfini de notre modèle social. Intellectuellement séduisant, ce schéma est à la fois irréaliste et redoutable. Irréaliste parce qu"aucun de nos partenaires de l"Union européenne n"est prêt à nous suivre sur cette voie; redoutable parce que le décrochage en matière d"innovation technologique et d"investissement productif que supposerait un partage de la valeur ajoutée radicalement différent de celui qui prévaudrait ailleurs est une promesse d"appauvrissement et de régression économique à échéance relativement rapide. Souvenons-nous des deux Allemagne qui, parties d"un même niveau de développement après la guerre ont, quarante-cinq ans plus tard, finit par produire des Mercedes à l"Ouest et des Traban à l"Est.

Tout cela n"est guère optimiste… Y a-t-il une issue à cette crise ?

Tout le monde est mécontent : les électeurs et les politiques. Lesquels sentent le désarroi des Français mais ne se sentent pas nécessairement la force de s"adresser à eux comme il faudrait. C"est vrai qu"il n"est pas facile de tenir un discours de courage. Pourtant, il n"y a pas de fatalité à s"appauvrir, à voir augmenter le chômage et les délocalisations.

Il suffit pour s"en convaincre de regarder la situation de certains pays « émergés » comme la Corée, qui ont une croissance très forte et un niveau de vie pas très différent du nôtre. Et plus encore, celle d"Etats européens, comme l"Allemagne et les pays scandinaves que j"évoquais tout à l"heure, qui réussissent remarquablement à tirer leur épingle du jeu.

Que faudrait-il donc faire en France ?

Nous avons deux problèmes, liés l"un à l"autre. D"un côté, nos entreprises, en particulier les entreprises moyennes, ne gagnent pas assez d"argent. Faute d"investissement et d"innovation, elles ne parviennent pas à se développer à l"exportation. Il faut donc cesser de faire peser sur elles des charges fiscales et sociales excessives. Les Français doivent comprendre que taxer la production, ce n"est pas épargner les particuliers, c"est se tirer une balle dans le pied. Les propositions de réforme ne manquent pas, qui passent par l"augmentation de la TVA comme le recommande Jean Arthuis, ou le transfert à la solidarité nationale de charges comme la Famille ou la Maladie aujourd"hui financées par les seuls agents économiques, entreprises et salariés.

Il faut d"autre part s"attaquer au mode de distribution de l"argent public, l"optimiser. Je suis effrayé d"entendre le chœur des lamentations demander un peu partout « plus de moyens ». Une société comme la nôtre dans laquelle la dépense publique représente 55% du produit intérieur ne peut, sans se mentir à elle-même, attribuer à l"insuffisance des moyens les maux dont elle souffre.

La vérité, ce n"est pas que nous dépensons trop d"argent public, contrairement à ce que pense la droite, mais c"est que nous le dépensons mal, comme refuse de le reconnaître la gauche. Pour que nous soyons pleinement compétitifs, l"intervention de l"Etat suppose de revoir les cibles, la lutte contre les inégalités et non pas la défense des droits acquis, de repenser l"organisation et la gouvernance des services publics, davantage de concurrence, de responsabilité et d"évaluation, et enfin de répartir autrement les moyens. Je pense qu"il faudrait réinventer le Commissariat général au Plan, non pas pour lui demander de programmer le développement du secteur marchand, mais pour donner à l"action publique une cohérence et une visibilité à long terme qui lui fait aujourd"hui dramatiquement défaut.

Quel discours conviendrait-il alors de tenir ?

Il faut dire la vérité aux Français parce qu"ils flairent le mensonge et en ressentent une véritable angoisse. Il faut dégager des perspectives à long terme, les variations quotidiennes du discours de Nicolas Sarkozy sont à cet égard particulièrement anxiogènes. Nos concitoyens ont à la fois le sentiment qu"ils ne savent pas où ils vont et que ce sera beaucoup moins bien demain qu"hier. Il faut enfin les mobiliser au lieu de les morigéner. Si vous dîtes qu"il faut, chez les fonctionnaires, remplacer un départ à la retraite sur deux, c"est comme si vous traitiez six millions d"actifs de parasites. Il y a mieux à faire, développer par la concertation et la réflexion collective, des comportements d"excellence dans tous les secteurs d"activité.

Je ne suis pas de ceux qui disent aux Français que nous n"avons rien d"autre à leur offrir que « du sang, de la sueur et des larmes ». Nous ne devons pas demander à nos concitoyens des sacrifices qui seraient injustifiés, mais des efforts qui nous permettront d"être à la fois plus efficaces, plus riches et plus fiers de nous-mêmes.

(1) Le président du parti de gauche a tenu des propos du genre : « Les nouveaux entrants [dans l"UE, NDLR]……. Qu"ils aillent se faire foutre. Les Lituaniens ?.... T"en connais un, toi, de Lituanien ? Moi, j"en connais pas ! ».
(2) Emmanuel Todd est historien et démographe.

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