: Reportage "Des gens ne peuvent pas se chauffer du tout" : en Roumanie, la flambée des prix du bois aggrave le fléau des coupes illégales
Il a suffi de prononcer le mot "lemn" ("bois" en roumain) pour que Diana* nous invite à discuter chez elle. Mère au foyer, elle habite Zizin, un petit village transylvanien aux routes de terre battue situé à 30 minutes de Braşov. La trentenaire nous a ouvert la porte de sa maison verte, plantée en bas d'une colline, "parce qu'il fait bien trop froid dehors pour discuter". A l'intérieur, le poêle à bois chauffe à fond. Il doit bien faire 25°C à l'intérieur, contre 3 dehors. Jusqu'à quand ? L'explosion des prix inquiète Diana et son amie Anamaria*, passée boire un café.
"J'ai payé 300 lei [61 euros] le mètre cube de bois cette année, c'était moitié moins cher l'année dernière", soupire Anamaria, emmitouflée dans une doudoune noire. Avec son tout petit budget, la Roumaine a "dû faire des sacrifices et rogner sur d'autres dépenses". Mais pas le choix, "les enfants ne peuvent pas se passer de nourriture et de chaleur".
Comme Diana et Anamaria, près de 3,5 millions de foyers roumains, la plupart du temps à la campagne, utilisent du bois pour se chauffer, selon les chiffres de l'Institut national des statistiques (Insse) (lien en roumain). Mais avec la crise énergétique qui secoue l'Europe, doublée d'une demande accrue pour le bois roumain sur le marché européen, cette ressource est devenue inabordable pour les plus précaires. "On n'est pas les plus à plaindre, se rassure Diana. On connaît des gens qui ne peuvent pas se chauffer du tout. Vous imaginez, il fait jusqu'à -30 l'hiver ici." Avant de partir, Diana nous montre son stock de bois, entreposé au fond de son jardin. Mais elle refuse qu'il soit pris en photo, de peur que la commune, qui lui fournit les précieuses bûches, décide de ne plus l'aider.
Des centaines de milliers de foyers privés de bois
L'industrie forestière est d'une importance majeure pour la Roumanie. Elle représente 3,5% du PIB du pays et emploie 142 000 personnes, selon Pro-Lemn (lien en anglais), l'association roumaine de l'industrie du bois. En 2020, 29% du territoire roumain étaient recouverts de forêts, selon Eurostat, Certaines d'entre elles, situées notamment dans les Carpates, chaîne de montagnes qui cisaille le territoire, abritent des arbres anciens qui dépassent parfois les 100 ans. Un havre de biodiversité qui accueille notamment des lynx et des ours.
Face à l'envolée des prix, le gouvernement a plafonné en octobre le prix du bois de chauffage pour six mois, à 400 lei (81 euros) par mètre cube, rapporte Romania Insider (lien en anglais). La mesure a été immédiatement dénoncée par l'industrie comme par les défenseurs de l'environnement. "C'était une connerie", estime Laura Bouriaud, professeure à l'université Ștefan cel Mare de Suceava et spécialiste du sujet. "Cela a mis l'industrie en concurrence avec les particuliers, puisqu'il est plus intéressant pour les producteurs de couper du bois et d'en faire autre chose que du bois de chauffage." La situation est telle que "près d'un million de personnes, soit 300 000 foyers" ne peuvent pas se payer de bois de chauffage, selon les calculs de la chercheuse. De là à pousser certains à se fournir directement dans la forêt ?
Dans le centre de Zizin, Andrei*, 42 ans, et István*, 72 ans, papotent devant un grand portail jaune. Le quadragénaire, qui travaille dans l'usine d'eau minérale du bourg, a déjà fait du stock pour les prochaines années. Mais avec son salaire de 2 500 lei (509 euros) et un besoin de 10 mètres cubes de bois par an, il ne sait pas s'il pourra en acheter l'année prochaine. Son ami hongrois est résigné : "Il fait froid ici, qu'est-ce qu'on peut bien y faire ?" S'attendent-ils à une augmentation des coupes d'arbres illégales ? "Oui, bien sûr, d'ailleurs, on connaît déjà des gens qui vont couper du bois dans la forêt sans autorisation la nuit", confie István.
Des coupes illégales de grande ampleur
D'après l'Insse (lien en roumain), près de 20 millions de mètres cubes de bois ont officiellement été prélevés dans les forêts du pays en 2021. Mais, selon les experts et ONG environnementales, près du double est réellement coupé dans les forêts roumaines. "Il n'est pas évident d'estimer précisément le chiffre des coupes illégales, mais il tourne probablement autour de 18 à 20 millions de mètres cubes", juge ainsi Ciprian Gal, spécialiste du sujet pour Greenpeace Roumanie. Cette évaluation est rejetée par le gouvernement, qui assure agir contre le problème. Quant à l'industrie du bois, elle milite pour pouvoir couper davantage, légalement. "Chaque année, à cause de la réglementation, on laisse 26 millions de mètres cubes de bois dans la forêt qui pourraient être coupés et que l'on pourrait utiliser", assure Cătălin Tobescu, président de Pro-Lemn.
La crise énergétique risque-t-elle d'accroître les coupes illégales ? "Tout dépendra de la dureté de l'hiver, mais il est fort probable que plus de gens aillent couper du bois eux-mêmes", estime Gabriel Paun, fondateur de l'ONG Agent Green, croisé à Braşov à l'occasion d'un débat sur le sujet. L'activiste estime aussi que ceux qui achètent du bois pourraient être moins regardants sur son origine.
Dans l'océan des abattages illégaux, les coupes réalisées par des particuliers ne représentent qu'une goutte d'eau. "L'abattage illégal est surtout lié à la corruption", souligne Ciprian Gal. Près de 50% des forêts appartiennent à Romsilva, une organisation publique roumaine. Mais celle-ci délègue la gestion de 80% de ses parcelles à des organismes privés. "On y observe de nombreux abus", souligne l'expert de Greenpeace. Pour le reste, "les propriétaires forestiers privés vont avoir tendance à couper un peu plus que ce qu'ils déclarent". Le système de déclaration des coupes permet effectivement de jouer sur les volumes, avec une marge d'erreur tolérée de quelques pourcentages.
Zones protégées pourtant exploitées
Des activistes se sont organisés pour documenter ces abus. Claudiu Postelnicu est l'un d'entre eux. Membre d'Agent Green depuis sept ans, l'ancien journaliste enfile régulièrement ses chaussures de randonnée pour s'enfoncer dans les bois. Sa mission d'observation du jour l'emmène à Șinca, au pied des monts Perșani, situés dans les Carpates occidentales, à une heure de route de chez Diana et Anamaria.
A l'entrée du site, Claudiu Postelnicu inspecte le permis d'exploitation. "Ils ont l'autorisation de couper jusqu'à fin décembre, mais cette autorisation n'est pas légale, car c'est une zone protégée", explique-t-il en prenant des photos des troncs d'arbres abandonnés sur le bord de la route. La zone surveillée est une forêt privée, exploitée pour son bois et pourtant classée Natura 2000, une certification européenne qui vise à protéger la faune et la flore. Si la coupe y est permise, elle doit être précédée d'une étude d'évaluation. "Très souvent, ces études sont faites après les coupes, ou même pas du tout", s'indigne Claudiu Postelnicu. Depuis sa création, Agent Green a ainsi saisi la justice roumaine "plusieurs centaines de fois" et a pu bloquer plusieurs exploitations illégales.
Arrivés dans une clairière, il faut abandonner la voiture pour pouvoir gravir une colline et observer l'étendue des coupes. Les feuilles mortes rendent l'ascension glissante, mais le danger se trouve ailleurs. Une fois en haut, le Roumain a à peine eu le temps de déballer son drone que quatre hommes apparaissent. Ils s'étonnent de notre présence dans la forêt, en ce jour férié de saint André. Mais Claudiu Postelnicu est rodé : il est là pour observer les oiseaux. "On a parfois des accrochages violents avec des gardes forestiers", nous avait-il expliqué. En 2021, deux journalistes et un activiste ont été tabassés par des personnes qui coupaient du bois illégalement, rapporte Romania Insider (lien en anglais).
La zone d'observation choisie par Claudiu Postelnicu surplombe une vallée dans laquelle apparaît une fracture très nette entre deux zones : une partie couverte d'arbres hauts et anciens, et l'autre où poussent des arbres très jeunes. "Les gardes forestiers m'ont dit qu'il y avait eu un incendie ici, mais on n'en trouve pas de trace. Par contre, on voit que des sapins ont été plantés, alors qu'ils ne font pas partie de la flore du coin", explique l'activiste. Ce type d'arbres, qui poussent vite, ont probablement été plantés par les exploitants après une série de coupes. Une preuve, selon le militant, de l'intervention humaine sur cette parcelle. Les coupes sont-elles légales ? Claudiu Postelnicu a relevé de nombreuses infractions au Code forestier, comme cette route percée à flanc de montagne, "qui menace la biodiversité de la forêt", mais il ne peut pas répondre directement à la question.
Après avoir pris des photos et vidéos avec un drone, Claudiu Postelnicu tente de vérifier les informations liées au site d'abattage sur son téléphone. Pas de chance, le froid glacial a vidé la batterie de l'appareil. Il faudra attendre avant de jeter un œil à Sumal (lien en roumain), une application qui permet théoriquement de suivre le parcours du bois de sa coupe à sa vente. Elle a été mise en place par le gouvernement en 2016, pour répondre au problème des coupes illégales. "Cela a permis une nette amélioration des choses, explique Ciprian Gal. Mais il faut qu'elle soit améliorée, elle n'est pas assez transparente." Un peu plus tôt, Claudiu Postelnicu avait relevé les plaques d'immatriculation des camions garés dans la forêt. "Je pourrai vérifier avec Sumal s'ils ont bien l'autorisation de venir ici", explique-t-il. Il est possible de signaler une infraction, mais les contrôles sont rares.
Une procédure d'infraction ouverte par l'UE
Les images recueillies par Claudiu Postelnicu serviront à instruire des dossiers devant les tribunaux roumains, mais également au niveau européen. La Commission a ouvert une procédure d'infraction contre le gouvernement roumain en 2020 (lien en anglais), concernant son incapacité à stopper les coupes illégales. En attendant une décision, Agent Green continue de fournir à l'exécutif européen des "preuves de la dégradation de la situation, explique son fondateur, Gabriel Paun. Nous sommes mécontents parce que la Commission n'a toujours pas agi. C'est de la politique. La guerre en Ukraine a modifié les priorités, c'est dramatique."
Important exportateur de bois en Europe, la Roumanie est un gros fournisseur de granulés de bois. Mais cette ressource est mise en péril par la demande accrue due à l'explosion des prix du gaz et l'impossibilité d'accéder aux marchés ukrainien et russe.
"Il y a une menace historique sur les forêts roumaines, alors que plus de 81% des forêts sont désormais trop jeunes pour être coupées."
Ciprian Gal, de Greenpeace Roumanieà franceinfo
La protection des forêts roumaines n'est pas qu'un problème national, estime ainsi l'activiste de Greenpeace : "Le gouvernement roumain a tous les outils en main pour faire respecter les règles, mais il faut de l'argent pour financer tout cela. Il faut que les Carpates deviennent un site européen protégé et mettre en place un effort de financement commun." Sans quoi des hectares de forêt pourraient bien disparaître, menaçant la biodiversité et rendant encore plus compliqué l'accès au bois de chauffage pour les Roumains.
* Les noms suivis d'un astérisque ont été changés selon la demande des personnes interviewées.
Ce reportage a été réalisé avec l'aide de Marine Leduc, journaliste en Roumanie, pour la préparation et la traduction.
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