"Chernobyl" est-elle vraiment fidèle à la réalité ? On a vérifié ce qui est vrai et ce qui l'est moins
La série produite par la chaîne américaine HBO, qui fait revivre la catastrophe nucléaire de 1986, s'est attirée d'excellentes critiques des internautes. Célébrée pour la précision de sa reconstitution visuelle des faits, elle romance cependant une partie de son récit.
Début mai, les dragons de Game of Thrones ont craché leurs dernières flammes. Après la fin de cette série immensément populaire, la chaîne américaine HBO avait bien besoin d'une nouvelle œuvre phare, à même de déchaîner les conversations dans le monde entier. Mais s'attendait-elle à la trouver avec une reconstitution historique de l'accident nucléaire de Tchernobyl ?
Chernobyl, mini-série en cinq épisodes co-produite avec les britanniques de Sky, et diffusée en France par OCS, rencontre un succès inattendu depuis le début de sa diffusion, le 6 mai dernier. Sur le site IMDb, plus grande base de données en ligne sur les films et les séries, elle est devenue la série la mieux notée de l'histoire. Selon Reuters, les tour-operateurs qui proposent de visiter les lieux de la catastrophe, en Ukraine, constatent même une hausse de 40% des réservations ces dernières semaines.
Ils ne sont sans doute pas les seuls spectateurs à qui la série a donné envie, sinon de voir les lieux par eux-mêmes, au moins de se documenter sur ce qui est vraiment arrivé le 26 avril 1986 et dans les mois qui ont suivi. Et, si la série impressionne par sa minutie dans la reconstitution de chaque détail, il faut aussi recourir à certaines ficelles pour tenir les spectateurs en haleine. A l'aide de plusieurs spécialistes, nous avons cherché à savoir ce qui était authentique et ce qui était inventé ou romancé dans Chernobyl.
Attention : cet article dévoile des éléments importants de l'intrigue de la série "Chernobyl" (si tant est qu'il soit possible de spoiler un événement historique).
A part les dialogues en anglais, la reconstitution est-elle fidèle ?
Qu'ils soient scientifiques moscovites ou pompiers ukrainiens, tous les personnages de Chernobyl s'expriment en anglais, sont joués par des acteurs anglophones, souvent britanniques, et ne tentent pas non plus de reproduire l'accent russe. Un choix décrié par certains spectateurs qui auraient préféré des acteurs russophones.
Mais la précision dans la reconstitution de la vie des habitants de Pripiat, la ville ukrainienne la plus proche de la centrale, a impressionné de nombreux observateurs, à l'image du journaliste Slava Malamud, élevé dans l'URSS de l'époque. Ses résumés élogieux de chaque épisode sur Twitter ont été "likés" par des dizaines de milliers d'internautes. "Les babouchkas typiques de la province qui parlent dehors, les aliments et les ustensiles de cuisine, (...) les chaussures, les coiffures. Même les petits seaux qu'utilisaient les citoyens soviétiques pour sortir les poubelles. Ils sont même parvenus à retrouver ces merdes !", s'émerveillait-il après le premier épisode.
Dans un article du New Yorker plutôt critique sur la série, la journaliste russo-américaine Masha Gessen reconnaît elle aussi que la reconstitution matérielle est "d'une précision jamais vue dans un film ou une série occidentale – ou même russe". Slava Malamud a bien observé quelques erreurs – des écoliers en uniforme un dimanche, un fanion anachronique en arrière-plan –, qui illustrent, par opposition, la grande fidélité de la reconstitution. De nombreuses scènes sont d'ailleurs tirées de réelles archives vidéo de 1986, comme le montre ce montage du vidéaste Thomas Flight.
Les personnages ont-ils tous existé et sont-ils fidèles à la réalité ?
Deux des trois principaux personnages de la série, l'apparatchik Boris Chtcherbina et le scientifique Valeri Legassov, sont authentiques, tout comme de nombreux personnages secondaires. L'histoire de Lyudmilla Ignatenko et de son mari pompier Vasily, qui incarnent des habitants de Pripiat, est ainsi tirée du témoignage livré par celle-ci dans La Supplication, de la prix Nobel de littérature biélorusse Svetlana Alexievitch.
Ce qui ne veut pas dire que la série ne s'est pas autorisée certaines libertés avec ces personnages. La série met en avant Chtcherbina et Legassov de façon "un peu exagérée", estime Galia Ackerman, auteure de nombreux ouvrages sur la catastrophe, comme Traverser Tchernobyl et Tchernobyl, retour sur un désastre. Si le duo est présenté comme pilotant les opérations, en réalité, le processus était "beaucoup plus collectif" et mené par une commission de scientifiques et de responsables du Parti qui comptait une vingtaine de personnes. "Aucun Chtcherbina ou Legassov n'aurait osé décider de quoi que ce soit tout seul dans le système soviétique", explique l'historienne franco-russe à franceinfo.
Par ailleurs, d'autres figures de la série n'ont jamais existé : le responsable du KGB, mais surtout le personnage crucial d'Ilana Khomyuk, une physicienne nucléaire biélorusse qui rejoint Chtcherbina et Legassov. Elle a été créée "pour représenter et honorer" les dizaines de scientifiques qui ont contribué aux opérations qui ont suivi l'explosion, explique un montage en conclusion de la série.
Mais aux yeux de Galia Ackerman, elle s'inspire surtout d'un homme, Vassili Nesterenko, scientifique biélorusse et "personnage contestataire" comme elle. Certaines scènes impliquant Khomyuk sont directement tirées de son histoire : dans le livre de Svetlana Alexievitch, Nesterenko raconte comment il a découvert la catastrophe en menant des analyses dans son institut en Biélorussie, exactement comme le fait Ilana Khomyuk dans la série. "Quand elle arrive au bureau du Premier secrétaire biélorusse, [elle demande à ce dernier de prendre des mesures urgentes] c'est ce qu'a réellement fait Nesterenko", détaille Galia Ackerman. L'historienne suppose que les producteurs "ont tenu à introduire une femme" parmi les rôles principaux, alors que la physique nucléaire était, à l'époque, "un domaine presque exclusivement masculin".
Un hélicoptère s'est-il écrasé lors des opérations de sauvetage ?
C'est une des images marquantes du deuxième épisode : pour éteindre l'incendie au cœur du réacteur, Valeri Legassov et Boris Chtcherbina ordonnent que l'on déverse par hélicoptère un mélange de sable et de bore par le trou béant de la centrale. Mais le premier appareil, qui doit à tout prix éviter de voler à la verticale du cœur à cause des radiations, entre dans le périmètre interdit et chute brutalement, semant l'inquiétude sur la réussite de l'opération.
En réalité, un hélicoptère s'est bien écrasé sur le réacteur, sous l'œil d'une caméra. "Mais c'était en octobre 1986", six mois plus tard, "pendant les travaux de construction du sarcophage" qui recouvre aujourd'hui le site, rappelle Galia Ackerman.
Contrairement à ce que l'on peut penser en regardant la scène un peu vite, le crash n'est d'ailleurs pas provoqué directement par la radioactivité. Si celle-ci fait perdre au pilote le contact radio, l'hélicoptère chute quand son hélice heurte le filin d'une grue, comme lors du véritable accident.
Les effets des radiations sont-ils bien représentés ?
Chernobyl atteint sans doute son point le plus éprouvant dans l'épisode 3, quand deux personnages rendent visite à un pompier et à des ingénieurs de la centrale, hospitalisés à Moscou. Alors qu'ils semblaient en relative bonne santé quelques jours plus tôt, on les découvre mourant, le corps couvert de plaies, par endroits complètement noirci, comme carbonisé. Une représentation "assez réaliste", confirme à franceinfo Marc Benderitter, expert en radiopathologie à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).
"Les brûlures que l'on voit sont des brûlures bêta, provoquées par des particules radioactives en suspension, qui se sont déposées en grande quantité sur la peau, juste après l'accident, et ont brûlées superficiellement les victimes", détaille-t-il. Contrairement aux brûlures liées à la chaleur, qui sont immédiates, les brûlures bêta se déclarent de façon différée, des semaines, voire des mois plus tard, comme le montre la série. "Pour l'éviter, la première chose est de se dévêtir et de se doucher, on élimine 80% du problème", assure Marc Benderitter. Mais dans un contexte où la gravité de la catastrophe n'est pas apparue immédiatement, "encore faut-il savoir à quelle vitesse ils ont été décontaminés".
Dans les scènes où leur état est devenu critique, les malades sont placés dans une bulle en plastique censée les isoler. La représentation de ce détail convainc moins l'expert de l'IRSN : ce que la série n'explique pas clairement, c'est que cette bulle n'a pas pour but de protéger les soignants et les proches. "Une personne irradiée", c'est-à-dire exposée à une forte de dose de radiations, "ne présente aucun danger", explique-t-il. Ce sont les personnes contaminées, celles qui portent sur elle des particules radioactives, qui peuvent transmettre ces dernières et ainsi exposer leur entourage. Les malades de la série souffrent à la fois de l'irradiation et de la contamination mais, à ce stade, "a priori, ils sont passés par l'étape de décontamination" et leur contact n'est plus risqué. En revanche, l'irradiation "détruit progressivement leur moelle osseuse", donc leur système immunitaire. C'est pour les protéger des infections virales et bactériennes qu'ils sont placés dans des chambres stériles, ce qui n'est pas expliqué dans la série.
Le réacteur a-t-il explosé pour les raisons évoquées dans la série ?
Le final de la mini-série alterne une reconstitution des minutes qui ont précédé l'explosion, vue depuis la salle de commandes du réacteur et l'explication par Valeri Legassov, lors du procès de la catastrophe, de ce qui l'a provoquée. Interrogé par franceinfo, Michel Chouha, expert en sûreté nucléaire à l'IRSN, confirme la validité de son explication et des images employées pour la rendre accessible. Le xénon, un gaz qui s'était accumulé dans le cœur du réacteur dans les heures qui précédaient la catastrophe, est bien un "poison", et il aurait fallu "retarder d'un jour ou deux" le test durant lequel l'explosion a eu lieu, le temps que sa concentration baisse. Les barres composées de bore sont bien les "freins" du réacteur décrits par Legassov et les retirer presque toutes était bien une erreur "grave" et totalement interdite par les règles d’exploitation du réacteur.
Dans ce dernier épisode, le scientifique soviétique termine sa démonstration en expliquant que le système d'arrêt d'urgence, actionné en dernier recours par les ingénieurs, présentait un défaut de conception qui a donné le coup de grâce. Au lieu de bore, l'extrémité des barres de contrôle était faite de graphite, qui a l'effet inverse : il ne freine pas le réacteur mais l'accélère. Pour Michel Chouha, qui a co-écrit un livre sur l'explication technique de la catastrophe, cette faille est réelle mais ce n’était qu'un facteur aggravant et non une cause de l'accident. La résoudre n'aurait "rien changé". Pour lui, le système de secours était surtout trop lent : "Les barres étaient motorisées et mettaient plus de vingt secondes à s'insérer." Or, dans une situation critique comme celle du réacteur de Tchernobyl, "tout se joue à quelques fractions de seconde". Au moment où le bouton potentiellement salvateur a été enclenché, il était déjà trop tard. C'est ce défaut-là qui, après la catastrophe, a été corrigé dans les autres réacteurs de même type en URSS.
La responsabilité du régime a-t-elle été mise en cause au procès ?
Dans la série, la démonstration finale de Valeri Legassov est saisissante pour une autre raison : mettre en cause la conception des réacteurs soviétiques et expliquer que la faille de sécurité résulte d'une volonté de réduire les coûts, revient à mettre en cause le régime soviétique. Et ce alors que le procès avait pour but principal de "désigner le plus rapidement possible des boucs émissaires", les trois responsables de la centrale, explique Galia Ackerman. Pas de faire la critique du régime.
Mais ce baroud d'honneur du scientifique n'a jamais existé. Et pour cause : Valeri Legassov n'était même pas présent au véritable procès, pas plus que Boris Chtcherbina. "D'autres personnes ont géré ça. Et le procès a pris des semaines et était, franchement, assez ennuyeux", reconnaît le créateur de la série, Craig Mazin, dans le podcast consacré à celle-ci. "J'aurais pu représenter ce procès de la façon exacte dont il s'est déroulé, avec d'autres personnages, mais on n'aurait pas su qui ils étaient et on s'en serait fiché". Il estime que "les choix que fait [Legassov] au procès sont des choix qu'il a fait dans sa vraie vie, de façon différente". Il a ainsi dénoncé les failles des réacteurs soviétiques au sein de la communauté scientifique et dans les cassettes audio qu'il a laissées derrière lui après son suicide, survenu deux ans après la catastrophe.
Des scientifiques pouvaient-ils à ce point remettre en cause les officiels soviétiques ?
Dans la pluie d'éloges qui a accompagné la diffusion de la série, en France comme aux Etats-Unis, un article du New Yorker a fait entendre une voix discordante. La journaliste russo-américaine Masha Gessen juge "ridicules" les scènes – effectivement nombreuses – où les deux personnages qui jouent Valeri Legassov et Ilana Khomyuk "se confrontent à des bureaucrates intransigeants en critiquant explicitement le système soviétique". Non seulement les vrais scientifiques n'auraient pas été aussi candides sur le fonctionnement de ce système, mais une telle hardiesse aurait été "impensable". Faire croire l'inverse donne, selon elle, une image "mensongère" de ce qu'était l'URSS.
Galia Ackerman est "d'accord" avec la journaliste : "Il était peu probable que Legassov, ou qui que ce soit, parle sur ce ton aux officiels. Cela fait plaisir aux spectateurs d'entendre de belles réparties, mais ce n'est pas comme ça que ça se passait". En 1986, "ce n'est que le début de la Perestroïka", rappelle l'historienne, et le terme lui-même venait à peine d'être lancé, quelques semaines plus tôt. Le respect du Parti communiste et de son autorité "étaient encore des vaches sacrées". De la même manière, l'amusante scène de l'épisode 3 dans laquelle des mineurs bourrus malmènent un ministre "n'aurait pas pu se passer comme ça", assure Galia Ackerman. "Ils n'auraient jamais osé taper sur [l'épaule d']un ministre".
A-t-on vraiment échappé de peu à une explosion des trois autres réacteurs de Tchernobyl ?
A la fin du deuxième épisode de la série, alors que l'incendie du réacteur semble en passe d'être éteint, l'intrigue est relancée par une hypothèse inquiétante : la température du noyau du réacteur augmente et celui-ci menace de fondre et de tomber au niveau inférieur du réacteur. Là, avertit le personnage d'Ilana Khomyuk, il entrerait en contact avec des réservoirs remplis d'eau et la vapeur produite par la collision entre cette eau et le noyau provoquerait une seconde explosion. "Tout dans un rayon de trente kilomètres serait complètement détruit, les trois réacteurs restant compris", explique la scientifique fictive à un Mikhaïl Gorbatchev médusé. Le scénario catastrophe est finalement évité grâce à l'envoi de trois employés de la centrale dans le sous-sol inondé, afin d'ouvrir les vannes et de vider les réservoirs.
Une hypothèse qui surprend Michel Chouha. Il explique que, si la vapeur dégagée par la montée en puissance incontrôlée du réacteur a provoqué l'explosion de celui-ci, c'est parce que "le réacteur était un endroit fermé, comme une cocotte minute, dans lequel la disposition du combustible et des autres matériaux a permis une réaction en chaîne et son maintien dans la durée". Pour lui, la situation après l'explosion était radicalement différente. "Le cœur fondu aurait pu continuer jusqu'aux nappes phréatiques en-dessous et provoquer des dégâts importants", reconnaît ce spécialiste, mais, pour lui, "l'hypothèse d'une seconde explosion n'est pas bien fondée". Il rappelle que des hypothèses similaires ont été ensuite maintenues pendant plusieurs années au sujet des risques d'une nouvelle explosion à l’intérieur du sarcophage de Tchernobyl, construit après la catastrophe pour contenir le réacteur n°4 détruit.
Reste que cette théorie n'est pas une invention de la série. Dans les jours qui ont suivi la catastrophe, "il y avait beaucoup de discussions au sujet du risque d'une seconde explosion", se souvient Hans Blix, alors directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), dans le documentaire The Battle of Chernobyl. "Nos experts avaient étudié cette possibilité et conclu qu'une explosion aurait atteint une puissance de trois à cinq mégatonnes", assure, dans ce même documentaire, le physicien Vassili Nesterenko, qui a grandement inspiré le personnage d'Ilana Khomyuk. "Minsk, qui est à 320 kilomètres de Tchernobyl, aurait été rasée et l'Europe serait devenue inhabitable".
Que ces calculs aient été exacts ou alarmistes, trois employés de la centrale ont bien été envoyés au sous-sol, malgré les radiations, pour évacuer l'eau qui s'y trouvait. Et si la réalisation de la série les a dotés de lampes de poche, c'est uniquement pour des questions de mise en scène : dans la réalité, selon le créateur Craig Mazin, ils ont dû trouver leur chemin dans le noir complet. L'un des trois hommes, toujours vivant et retrouvé par la BBC, pointe un autre embellisement de l'histoire : à leur retour à la surface, ils n'ont pas réellement été applaudis, comme c'est le cas dans la série. "C'était juste notre boulot. Qui applaudirait ça ?"
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