"Personne en Israël ne veut voir ce qui se passe là, à une heure de Tel Aviv", confie Noam Sheizaf, réalisateur d'un film sur la colonisation en Cisjordanie
Manifestations monstres contre une réforme judiciaire contestée, attentat à Tel Aviv, escalade de violence à la frontière avec le Liban, affrontements dans la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem… Depuis des semaines, Israël est en proie à des tensions particulièrement vives. Le documentaire Hébron, Palestine : la fabrique de la colonisation, réalisé par les Israéliens Idit Avrahami et Noam Sheizaf, décortique l'occupation par l'Etat hébreu en Cisjordanie, et plus particulièrement la colonisation d'Hébron, dans le sud de ce territoire. Une illustration du conflit et des inégalités entre Israéliens et Palestiniens sur laquelle Noam Sheizaf revient pour franceinfo, avant la diffusion du film, dimanche 23 avril.
Franceinfo : Pourquoi avoir décidé de réaliser un film sur Hébron ?
Noam Sheizaf : Nous n'avons pas tourné ce documentaire pour des raisons personnelles. Ce n'est pas parce que j'ai été officier d'infanterie à Hébron pendant six mois que j'ai voulu faire ce film. C'est parce que cela nous offrait l'opportunité de vraiment voir le pouvoir qu'ont les militaires sur cette ville. Ils décident de tout. C'est très différent de ce qui se passe dans d'autres villes palestiniennes occupées comme Ramallah, Jénine ou Naplouse, dans lesquelles il n'y a pas de soldats, et où l'on peut voir les autorités palestiniennes. Même si l'occupation est présente aussi, c'est un peu plus distant. A Hébron, les soldats sont partout dans la ville, car les colons vivent à l'intérieur.
Nous voulions raconter la grande Histoire dans un tout petit endroit, car, à Hébron, tout se passe surtout dans la rue des Martyrs, longue d'un kilomètre. Cette voie, qui mène au tombeau des Patriarches, lieu de culte et de pèlerinage des deux communautés, est interdite aux Arabes. Les Palestiniens sont obligés de faire des détours pour aller prier. Lorsque l'on déambule spécifiquement dans cette rue, on peut comprendre ce qu'est vraiment l'occupation, avec son lot d'humiliations et de violence.
Habituellement, les colonies juives s'installent en dehors des villes, pas dans leur centre…
Oui, ce sont des communautés séparées. En général, les colons créent des villages, mais à Hébron, ils sont dans la ville. Car pour eux, Hébron a toujours été une ville juive. Il y avait des juifs qui y vivaient jusqu'en 1929. Pour eux, en 1968, c'est leur grand retour. Ils se sont donc installés dans le cœur historique. Et comme ils sont là, il y a des soldats qui y sont aussi pour les protéger. Il y a d'ailleurs beaucoup plus de soldats que de colons, puisqu'il y a 17 compagnies. Hébron est la plus grande région militaire de Cisjordanie. Beaucoup de célèbres officiers y sont passés. D'ailleurs, Benny Gantz, ancien ministre de la Défense et actuel chef de l'opposition centriste israélienne, a été commandant de la ville.
Il y a dans votre film des images choquantes, comme ces archives montrant des soldats israéliens se réjouissant de tuer des civils palestiniens…
Nous avons fait de grandes recherches d'archives un peu partout pour le film. Nous sommes allés sur les réseaux sociaux, sur YouTube, nous avons regardé des documentaires internationaux. Et nous avons trouvé, sur les réseaux, les images de ces soldats en train de se moquer des civils palestiniens qu'ils avaient tués, lors de la Deuxième Intifada (2000-2005). Ce petit film a été tourné par les soldats eux-mêmes alors qu'ils célébraient la fin de leur service militaire à Hébron. Nous avons décidé de le faire figurer dans notre documentaire afin de montrer l'état d'esprit qui régnait à l'époque.
L'état d'esprit des soldats israéliens est-il différent aujourd'hui ?
Oui et non. A l'époque, l'armée a laissé les soldats tirer dans tous les sens. On le voit d'ailleurs dans le film, sur des images d'archives, c'était comme ça chaque nuit à Hébron pendant la Deuxième Intifada : les Palestiniens tiraient, les soldats israéliens tiraient… Beaucoup de Palestiniens ont été tués et personne ne disait rien.
Aujourd'hui, il n'y a pas de combats quotidiens, donc les choses changent un petit peu, mais la population israélienne n'est pas plus sensible au sort des Palestiniens. Au contraire, les gens sont encore plus racistes. Mais le contexte des militaires est différent : à l'époque, c'étaient de vraies batailles, car les Palestiniens tiraient aussi ; maintenant, ce peuple est comme en prison. Gaza, c'est la "maximum security prison", comme disent les Américains, et l'autre pénitencier, c'est la Cisjordanie. Même l'objectif de l'Autorité palestinienne est de défendre aussi les Israéliens, et non de soutenir la cause nationale des Palestiniens.
Cela a-t-il été difficile de tourner à Hébron ?
Tout a été compliqué avec ce film. Il nous a pris cinq ans de travail et cela a été une lutte du premier jour jusqu'à maintenant. Ça a été compliqué de convaincre les gens, car personne en Israël ne veut voir ce qui se passe là, à une heure de Tel Aviv. Une grande chaîne documentaire israélienne a été intéressée par le film, donc cela nous a aidés, mais il a tout de même été difficile de trouver de l'argent. Si France Télévisions n'avait pas acheté la version télé de ce film, nous n'aurions pas pu le faire.
Tourner à Hébron a été aussi très difficile. Nous pouvions faire le film sans les autorisations, mais nous en avions demandé tout de même pour que les colons ne nous mettent pas de bâtons dans les roues. Malgré cela, nous avons été arrêtés deux fois pendant les cinq jours de tournage. Grâce à des activistes palestiniens, nous avons pu nourrir notre film avec leurs images qui documentent le quotidien de la population arabe.
Cela a-t-il été plus facile de présenter le film au public ?
Non, les problèmes ont continué. Lorsque nous avons projeté le film la première fois à Tel Aviv, nous avions invité les Palestiniens qui avaient collaboré au projet, mais l'armée a refusé de leur donner l'autorisation de sortir de Cisjordanie. Et surtout, l'extrême droite israélienne a tout fait pour annuler les projections. Elle a réussi quelques fois, mais pas à chaque fois heureusement. Des politiciens ont menacé la cinémathèque de Jérusalem de couper leurs subventions si elle diffusait le film.
Même le ministre de la Culture, Miki Zohar, nous a menacé de rendre les subventions que nous avions reçues de l'Etat pour réaliser le documentaire. Finalement, il a compris qu'il n'avait pas de base légale pour nous obliger à rendre l'argent. Et le film a été primé, donc cela a aidé. Mais nous recevons des menaces à chaque projection de la part de l'extrême droite, et nous sommes toujours accompagnés de vigiles. Pour autant, le film vit sa vie et permet de briser le silence sur ce qui se passe dans ces Territoires occupés, car le silence, c'est ce qu'il y a de pire.
Vous réalisez surtout des documentaires qui dénoncent la situation des Palestiniens ?
Lorsque l'on est journaliste en Israël, si on veut être pris au sérieux, on ne peut échapper à la politique et au conflit israélo-palestinien. Nous devons parler des problèmes sociaux et de l'occupation, car c'est le plus grand problème du pays. Cela fait vingt ans que je travaille sur la colonisation, c'est un projet pour la vie. En plus, je suis juif, je suis privilégié par rapport aux Palestiniens. Dans ce contexte, j'utilise mon privilège d'être juif pour dénoncer l'occupation israélienne et ses dérives. Un réalisateur palestinien ne pourrait pas faire ce que je fais.
Le documentaire Hébron, Palestine : la fabrique de l'occupation, réalisé par Idit Avrahami et Noam Sheizaf, est diffusé à 22h50 dimanche 23 avril sur France 5 et sur france.tv.
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