Le Japon veut interdire les sciences humaines dans ses universités
«Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays. »
Une diatribe de John Fitzgerald Kennedy que le premier ministre japonais Shinzo Abe semble s’être appropriée. Fort d’une vision uniquement utilitaire et productive des études, il vient de frapper un grand coup sur les universités.
Hakubun Shimomura, le ministre l'Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie, un domaine d’action dont l’étendue laisse perplexe, a envoyé une note aux 86 universités du pays en juin 2015.
Il leur demande de se séparer de leurs départements enseignant les sciences humaines et sociales. Il leur enjoint aussi de cesser les cours non-diplômants pour «construire un système qui produit des ressources humaines adaptées aux nécessités de la société en collant aux besoins de l’industrie et de l’emploi».
Comprendre : faire des études en sciences humaines ou sociales ne donne pas de résultats économiques concrets suffisamment rapidement. Il leur demande d’agir à compter de l’année fiscale 2016 et pour les 6 prochaines années.
Et le ministre de rajouter que les subsides aux universités dépendront du degré d’avancement dans leur réforme.
Abenomics
Le premier ministre japonais, Shinzo Abe, réputé pour son volontarisme, pour ne pas parler d’autoritarisme, montre régulièrement sa volonté d’agir directement sur l’économie, ce qui a donné naissance à un mot : abenomics. Son premier coup de semonce, qui avait alerté les oreilles averties datait de mai 2014, il avait alors affirmé :«Plutôt que d'approfondir les recherches universitaires hautement théoriques, nous encouragerons une éducation plus technique et professionnelle qui anticipe mieux les besoins de la société.»
L’idée qui préside à cette démarche est de former des techniciens, capables d’anticiper les systèmes dont aura besoin l’économie japonaise dans les années à venir. Loin de toute notion de coopération ou de complémentarité, la technique est résolument opposée à l’intellect.
On assiste ici à la énième tentative de main mise de l’Etat sur l’autonomie des universités. En 2014 encore, Hakubun Shinomura avait modifié la loi de telle sorte que des membres extérieurs au conseil d’université puissent en nommer le président. Et à la mi-juin, il a demandé que le drapeau soit hissé et l’hymne joué à la rentrée et aux cérémonies de remise de diplômes.
Rebellion a minima
Un rapide sondage parmi les présidents d’universités montre que 26 sur les 60 qui ont un département d’humanités, Sciences humaines ou sociales ont l’intention de le fermer. Mais aussi que 17 d’entre elles, arrêtent de prendre des étudiants en sciences humaines, mais aussi en Droit et Economie.
Plusieurs autres s’indignent de la démarche. Comme le président de l’Université de Shiga qui s’inquiète que «la démocratie ne peut être préservée si les connaissances intellectuelles en sciences sociales et humanités sont mises au ban» rapporte Social Science space.
Le «Conseil des sciences du Japon» exprime sa profonde préoccupation sur le potentiellement grave impact qu’une telle directive administrative peut avoir sur l’avenir de ces domaines.
Les universités de Tokyo et de Kyoto, ont, elles, annoncé très officiellement qu’elles ne donneraient pas suite à la directive du ministre de l’Education.
Le président de l’Université de Shiga, précédemment cité, Takamitsu Sawa, a publié un éditorial dans le Japan Times. Il y évoque Steve Jobs qui disait en 2011 : «la technologie seule n’est pas suffisante. C’est la technologie mariée à l’art, mariée aux sciences humaines, qui donne des résultats qui font chanter nos cœurs.»
Sur un mode moins lyrique, certains voient dans la démarche la volonté du gouvernement de produire des gens qui acceptent tout sans [esprit] critique et Takamitsu Sawa de conclure que «le fondement des sociétés démocratiques et libérales est l'esprit critique, qui se nourrit de la connaissance des humanités. Sans exception, les États totalitaires rejettent l'enseignement des humanités, et les États qui rejettent cet enseignement deviennent toujours totalitaires.»
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