Guerre à Gaza : à Rafah, près d'un million et demi de Palestiniens sont "privés de tout" et "acculés" avant une offensive israélienne
Un assaut aux "conséquences régionales incalculables". Le secrétaire général de l'ONU a prévenu, dans un message posté sur X jeudi 8 février, qu'une offensive israélienne à Rafah "augmenterait de façon exponentielle ce qui est déjà un cauchemar humanitaire". La veille, Benyamin Nétanyahou avait ordonné à ses troupes de "préparer une opération" terrestre dans cette ville du sud de la bande de Gaza. Le Premier ministre israélien entend ainsi démanteler les "derniers bastions restants du Hamas".
Rafah, coincée entre la mer et la frontière avec l'Egypte, représente le dernier refuge de centaines de milliers de civils ayant fui la guerre. Avant le conflit, la ville comptait 280 000 résidents. Selon les estimations de l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), elle accueille désormais 1,4 million de personnes, sur les 2,3 millions d'habitants de la bande de Gaza. "C'est six fois plus qu'avant la guerre", s'alarme Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWA.
"Où que vous regardiez à Rafah, il y a des déplacés. Ils sont installés sous des tentes de fortune fabriquées avec des bâches en plastique, dans les parkings, dans les rues, sur le moindre bout de terrain libre et jusque sur la plage."
Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWAà franceinfo
Faute de place, des familles ont même trouvé refuge dans un ancien élevage de volailles, comme le montrent des photos prises par des journalistes gazaouis. La concentration de déplacés "a atteint le stade où les routes sont bloquées par les tentes", constate Andrea De Domenico, chef du bureau de l'ONU pour la coordination des affaires humanitaires dans les territoires palestiniens occupés (Ocha). "Le trajet depuis notre bureau jusqu'à la maison où sont logées nos équipes, qui durait auparavant douze minutes, peut aujourd'hui prendre jusqu'à deux heures et demie, le temps de naviguer à travers la foule compacte."
La situation est d'autant plus critique que "Rafah est une des zones les plus pauvres" de l'enclave et "manque des infrastructures nécessaires pour accueillir une telle densité de population", selon Juliette Touma. En trois mois, la ville a ainsi produit "l'équivalent d'un an de déchets", a déclaré la municipalité à l'Ocha. Ces détritus, s'ils ne sont pas évacués, risquent de contaminer le peu d'eau potable encore accessible.
Une population menacée par la famine et les épidémies
A Rafah comme dans le reste de la bande de Gaza, les civils sont "privés de tout", dénonce Frédéric Joli, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). L'arrivée au compte-gouttes des camions d'aide humanitaire ne suffit pas à répondre aux besoins en eau et en nourriture de la population. En plein hiver, Andrea De Domenico relève aussi un "manque de fournitures de base comme les tentes, les matelas et les couvertures", ou encore de sanitaires.
Ces conditions de vie "déplorables" ont entraîné des morts qui auraient pu être évitées, selon Frédéric Joli. Ces dernières semaines, la Croix-Rouge a vu le nombre de cas de maladies diarrhéiques augmenter, tant chez les nourrissons que chez les adultes. "Les pathologies chroniques ne sont plus traitées, car le système de santé s'est quasiment effondré", poursuit le porte-parole du CICR, qui alerte sur le risque d'épidémies liées à la promiscuité et au manque d'hygiène.
Les hôpitaux qui fonctionnent encore n'ont pas les capacités, ni le matériel médical, pour répondre à l'afflux constant de blessés. Dans le sud de la bande de Gaza, l'équipe chirurgicale du CICR "ne pratique plus que des amputations", aussi bien pour traiter des personnes touchées par les bombardements que des patients "dont des plaies se sont infectées" faute de médicaments. "Sans parler du stress et de la terreur constante" causés par les frappes et des multiples déménagements forcés, note Frédéric Joli.
"Où vont aller ces déplacés ?"
La plupart des Gazaouis qui se trouvent à Rafah "se sont déjà déplacés plusieurs fois, au gré des frappes israéliennes", souligne le porte-parole du CICR. C'est le cas de Noor Swirki, une journaliste palestinienne qui vivait auparavant dans le centre de la bande de la Gaza. Avec sa famille, elle a déjà été contrainte de fuir deux fois vers le sud du territoire. "Il y a quelques semaines encore, on se croyait à l'abri à Khan Younès, avant d'être obligés de [partir] vers Rafah pour vivre sous une tente", raconte-t-elle à franceinfo.
Mais la ville frontalière de l'Egypte n'est pas épargnée par les bombardements. L'armée israélienne a intensifié ses frappes aériennes vendredi sur Rafah, faisant plusieurs morts. Un assaut d'ampleur aurait des conséquences dramatiques, alors que le conflit a déjà fait près de 28 000 morts dans l'enclave, a affirmé vendredi le ministère de la Santé du Hamas. "La densité de population à Rafah rend presque impossible la protection des civils en cas d'offensive terrestre", explique Andrea De Domenico, de l'Ocha. Les Gazaouis "sont littéralement acculés au mur qui marque la frontière avec l'Egypte", selon Frédéric Joli.
"Un de mes collègues a décrit la situation à Rafah comme une 'cocotte-minute de désespoir'. Si elle 'explose', cela pourra avoir des conséquences catastrophiques, avec le risque d'un véritable carnage dans le sud de Gaza et potentiellement un débordement en Egypte."
Andrea De Domenico, directeur de l'Ochaà franceinfo
Face à l'avancée de Tsahal vers le sud de la bande de Gaza, certains déplacés ont tenté de retourner d'où ils venaient. "Lorsque les troupes israéliennes se sont retirées de certaines zones de Deir al-Balah [dans le centre], des personnes s'y sont aventurées pour voir s'il était sûr de revenir avec leurs familles", relate Andrea De Domenico. Mais le retour dans le nord "est périlleux, notamment à cause des munitions non explosées".
En l'absence d'un chemin sûr hors de Rafah, "tout le monde a peur que l'opération terrestre s'étende" à la ville, confie un responsable du Croissant-Rouge palestinien cité par le Guardian. Certains Gazaouis interrogés par le quotidien britannique espèrent que l'Etat hébreu ordonnera l'évacuation des civils avant de lancer l'assaut. "Israël (...) nous donnera peut-être des zones précises où nous rendre", avance un déplacé.
D'autres n'y croient pas. "S'il y avait un moyen d'aller vers une autre zone, plus sûre (...) j'irais. Mais c'est encore plus dangereux qu'ici", affirme un Palestinien au Guardian. Les humanitaires contactés par franceinfo partagent ce constat. "S'il y a une offensive à Rafah, où vont aller ces déplacés ? Il n'y a plus aucun endroit sûr dans la bande de Gaza", regrette Juliette Touma, de l'UNRWA.
Les humanitaires "au bord de la rupture"
Comme elle, Andrea De Domenico s'inquiète "de l'avenir des familles qui ont cherché refuge à Rafah", ainsi que "pour la sécurité des humanitaires qui les assistent". Depuis des semaines déjà, les ONG et agences de l'ONU peinent à apporter l'aide nécessaire à la population affectée par le conflit. "Nous avons besoin que la sécurité de nos équipes soit garantie", martèle Frédéric Joli, qui rappelle que plusieurs humanitaires ont été tués depuis le début du conflit. "Nos équipes arrivent miraculeusement à continuer de travailler avec peu de ressources et en risquant leur vie, mais cela ne va plus pouvoir durer longtemps, déplore-t-il. On est au bord de la rupture."
L'UNRWA, principale organisation à intervenir dans la bande de Gaza, pourrait même être contrainte de "stopper ses opérations d'ici fin février ou début mars". L'agence onusienne, sous le coup d'une enquête après que 12 de ses employés ont été accusés d'être impliqués dans les attaques terroristes du Hamas en Israël, a en effet vu son financement suspendu par plusieurs pays donateurs.
"Toute intensification des combats à Rafah signfie plus de besoins humanitaires, donc plus de travail pour l'UNRWA. Sans financement, nous serons incapables d'y faire face."
Juliette Touma, directrice de la communication de l'UNRWAà franceinfo
Après "des mois à alerter sur la catastrophe dans la bande de Gaza", Frédéric Joli commence à "manquer de superlatifs pour décrire la gravité de la situation". "Rafah, c'est le pire du pire", soupire le porte-parole du CICR. "Je n'ai pas de boule de cristal, mais si Israël y lance une offensive, tous les risques imaginables seront sur la table. On va toucher à l'indicible."
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