: Enquête franceinfo Des soldats israéliens mettent en scène leurs exactions à Gaza dans des vidéos-chocs qui prolifèrent sur les réseaux sociaux
Un soldat israélien ouvre un livre devant une étagère en feu de la bibliothèque de l'université Al-Aqsa à Gaza. Un autre jette un Coran au milieu des flammes dans une mosquée de Rafah. Un militaire de Tsahal se filme dans un immeuble en ruines en disant aux habitants de l'enclave palestinienne : "Vous allez souffrir à chaque seconde pour ce que vous nous avez fait... Vous allez mourir."
Depuis le 7 octobre et le début de l'offensive israélienne dans la bande de Gaza en représailles aux attaques meurtrières du Hamas, ce type d'images prolifère sur les réseaux sociaux. Elles ont été prises et postées par les soldats eux-mêmes. Certaines ont parfois été vues des millions de fois et ont pour la plupart été repérées par le journaliste palestinien Younis Tirawi, contributeur auprès de l'ONG Bellingcat, spécialisée dans les enquêtes en open source.
Interrogé par franceinfo, un porte-parole de l'armée israélienne assure que "Tsahal agit" face à "des incidents exceptionnels" et que "le problème est traité en conséquence". Dans les cas relevant d'infractions pénales, "une enquête est ouverte par la police militaire", promet-il. Franceinfo a analysé une centaine de ces contenus et les a soumis à des spécialistes du droit international et de l'armée israélienne.
De la persécution envers les Gazaouis
Un char qui détruit une sculpture "I Love Gaza" au terminal de Rafah. Des soldats qui chantent tout en détruisant avec un bulldozer un bâtiment bombardé à Khan Younès. Un groupe de militaires qui célèbre une explosion en commentant "bye bye la mosquée". L'armée israélienne répond à franceinfo qu'elle ne commentera pas ce genre de vidéos, mais affirme que des destructions "sont bien autorisées dans un objectif militaire".
"C'est de la destruction excessive et gratuite. S'en réjouir s'apparente à de la persécution, qui peut être un crime de guerre ou un crime contre l'humanité", juge Luke Moffett, professeur à l'Université Queen's de Belfast, spécialiste du droit international humanitaire, interrogé par franceinfo.
Ces actes pourraient en effet être prohibés par le droit international. Car les Conventions de Genève, ratifiées par Israël, interdisent "tout acte d'hostilité" contre les monuments historiques, les œuvres d'art ou les lieux de culte. L'ONU rappelle également que "le fait d'attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus et qui ne sont pas des objectifs militaires" est considéré comme un crime de guerre.
Des soldats qui s'amusent dans les ruines
Dans de nombreuses vidéos, la guerre semble aussi être devenue un jeu. Une séquence, relayée en décembre sur X, montre des militaires hilares faisant du vélo au milieu des décombres. Sur Instagram, le DJ Shimon Elbaz, en tenue de combat, mixe avec sa platine dans les ruines, alors que d'autres soldats dansent à l'arrière-plan. Dans cette autre vidéo tournée dans une école désertée, un soldat efface un tableau noir pour y inscrire un message en hébreu à la craie. Il s'amuse à déclarer que "la leçon d'arabe est terminée" et prône le retour des colons israéliens à Gaza.
Des images montrent aussi des militaires jouant aux cartes dans une maison avec de l'argent, d'autres posent dans un blindé avec des liasses de billets, sourire aux lèvres, ou encore avec des jouets et peluches d'enfants. Certains montrent leurs trouvailles : un collier "made in Gaza" ou encore une collection de montres. Un autre repart avec un vélo d'appartement sur le dos. Si ces pillages étaient avérés, ils constitueraient des crimes de guerre, rappelle l'ONU.
Même si ces images sont plus rares, des soldats se mettent également en scène en présence de Gazaouis. Certains s'immortalisent devant une longue file de prisonniers palestiniens dénudés. "Prendre des photos quand ils [les prisonniers] sont nus et les poster sur les réseaux sociaux pourrait potentiellement être un crime de guerre", estime Luke Moffett. "Les atteintes à la dignité de la personne, notamment les traitements humiliants et dégradants" sont prohibées par les Conventions de Genève. Cela s'applique notamment aux "personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes".
Une ambiance viriliste dans les troupes
"Il y a toujours eu des récits de ce type, mais c'est la première fois à une telle échelle", assure Ori Givati, ancien soldat, chargé de plaidoyer au sein de l'ONG israélienne Breaking The Silence ("Rompre le silence"). Créée par d'anciens militaires des Forces de défense israéliennes (IDF), l'organisation recueille depuis vingt ans les récits de militaires.
"Ces vidéos sont révélatrices d'un sentiment de revanche très présent parmi les soldats à Gaza, mais aussi en Israël."
Ori Givati, vétéran de l'armée israélienneà franceinfo
Les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre ont produit une telle déflagration dans la société israélienne, que "n'importe qui ressent ce sentiment de vengeance". "Le problème, c'est lorsque ce sentiment entraîne un passage à l'action", explique-t-il.
Ce ressentiment est exacerbé par "un système qui permet ces choses", poursuit Ori Givati. Que cela soit à Gaza ou en Cisjordanie occupée, l'armée israélienne contrôle les territoires palestiniens. "L'occupation a cet effet sur vous : celui de pouvoir faire ce que vous voulez", confie l'ancien militaire.
"Nous ne voyons pas les Palestiniens comme des êtres humains, qui seraient nos égaux, et qui auraient une famille, des amis, une maison. Nous les voyons comme des cibles."
Ori Givati, vétéran de l'armée israélienneà franceinfo
S'ajoute à ce sentiment une "fierté viriliste" très répandue dans l'armée, observe la sociologue Sylvaine Bulle, spécialiste du conflit israélo-palestinien. Sur la centaine de vidéos analysées, la grande majorité des militaires qui se filment sont des hommes, bien que le nombre de femmes déployées ait augmenté depuis le 7 octobre, rappelle The Times of Israel.
Les contenus sexistes sont nombreux. Sur des images relayées sur Instagram, un soldat enfile un string sur son uniforme kaki et montre ses fesses à la caméra. Sur cette photo partagée sur X, un autre pose devant des barbelés où des soutiens-gorge sont accrochés. "Il y a une masculinité toxique très présente, témoigne Ori Givati. Vous avez envie de prouver que vous êtes le plus violent, le plus extrême. C'est quelque chose de propre à l'armée en général."
Bien que les propriétaires de ces sous-vêtements ne soient pas présentes à l'image, "c'est une atteinte à leur intimité, une humiliation en leur absence", étaye la sociologue Sylvaine Bulle. Pour Ardi Imseis, professeur de droit international et ancien conseiller juridique de l'UNRWA, l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens, ces faits correspondent à "de claires violations du droit international". Les Conventions de Genève accordent en effet une "protection spéciale aux femmes, en particulier sur leur honneur" et "leur pudeur", cite la Croix Rouge. Pour Luke Moffett, il s'agit davantage d'"une violation du droit à la vie privée d'une personne" que d'un potentiel crime de guerre.
Un Code d'éthique existe pourtant
L'armée israélienne s'est pourtant prémunie depuis longtemps contre ce type de comportements. Depuis les années 1990, elle dispose d'un Code d'éthique dans lequel il est écrit que "Tsahal et ses soldats sont tenus de préserver la dignité humaine". Un autre principe rappelle qu'aucun soldat "n'utilisera son arme ou son pouvoir pour nuire aux civils non impliqués et aux prisonniers et il fera tout (...) pour éviter de porter atteinte à leur vie, à leur intégrité physique, à leur dignité et à leurs biens", souligne l'armée israélienne sur son site.
Pour le philosophe Asa Kasher, rédacteur principal de ce Code d'éthique, ces comportements s'expliquent en partie par le statut de leurs auteurs. Après avoir visionné les vidéos transmises par franceinfo, il estime que la majorité des protagonistes sont des réservistes au vu de leur âge, car les conscrits ont entre "18 et 21 ans". Ils "ne combattent pas régulièrement dans l'armée, et n'ont pas entendu parler du Code d'éthique, ou il y a très longtemps", ajoute-t-il. Les officiers sont, eux aussi, absents des images. Or, "ils sont en charge de leurs unités et peuvent être tenus responsables de ces agissements", rappelle Asa Kasher.
Des violences légitimées par le gouvernement
Dans une étude sur les soldats de Tsahal, la sociologue israélienne Orna Sasson-Levy montre également que le grade des militaires tend à entraîner certains comportements. Selon ses observations, les combattants situés dans le bas de la hiérarchie sont plus disposés à contester l'autorité de l'armée, notamment pour dénoncer les inégalités qui les touchent. La plupart des soldats occupant des places subalternes dans l'armée sont des Mizrahim (des juifs arabes), selon Haaretz.
Or, les Mizrahim soutiennent aussi en grande majorité la politique du Premier ministre Benyamin Nétanyahou, rappelle le site Middle East Eye. Avec la guerre, ces hommes sont devenus des "patriotes prêts à tout pour défendre leur patrie" qui mettent en scène "leur fierté d'être israéliens", observe la sociologue Sylvaine Bulle.
"Il y a un niveau de légitimation [de la violence] de la part du gouvernement qui permet à ces exactions d'avoir lieu", accuse également Ori Givati. Après les attaques du Hamas, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, a appelé à combattre des "animaux humains", tandis que le chef du gouvernement a invoqué un verset de la Torah pour désigner l'ennemi juré des Juifs. Des propos qui figurent dans le dossier accusant Israël de génocide, déposé par l'Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice.
Dans ce contexte politique, bien que "personne ne doive afficher sa religion dans l'armée", rappelle Asa Kasher, certains soldats n'hésitent plus à manifester leurs opinions religieuses. Dans cette vidéo, un militaire colle ainsi une affiche messianique sur un mur. D'autres ont demandé à des rabbins si le pillage était interdit par la loi juive, rapporte le magazine +972.
L'armée mène l'enquête
Face à la multiplication de ces exactions, le chef d'état-major de l'armée, Herzi Halevi, a rappelé ses troupes à l'ordre en février. "Nous devons faire attention à ne pas recourir à la force là où cela n'est pas nécessaire (...) et à ne pas filmer de vidéos de vengeance", a-t-il déclaré, cité par The Times of Israel. La procureure générale militaire, Yifat Tomer-Yerushalmi, a dénoncé des "cas de conduite inacceptable".
"Certains incidents dépassent le domaine disciplinaire et franchissent le seuil pénal."
Yifat Tomer-Yerushalmi, procureure générale militairecitée par "The Times of Israel"
Toujours d'après The Times of Israel, la procureure générale militaire a ajouté que des enquêtes étaient en cours. Sur son site, l'armée s'engage "à prononcer un verdict approprié à l'encontre de tout soldat et commandant qui déviera de [son] éthique et des standards sous lesquels [elle] opère". Ces principes seront-ils suivis d'effets ? Selon le média américain NPR, parmi les 1 260 plaintes concernant des soldats israéliens ayant porté atteinte à des Palestiniens et à leurs biens entre 2017 et 2021, seules 11 ont abouti à des inculpations. Soit moins de 1% des plaintes.
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