Reportage "On se reparlera plus tard" : au Kremlin-Bicêtre, la guerre entre Israël et le Hamas complique les relations entre juifs et musulmans

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
La guerre entre Israël et le Hamas rend, par endroits, le dialogue difficile entre les communautés juive et musulmane en France. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Dans cette ville du Val-de-Marne, la mosquée et la synagogue ont été construites côte à côte. Mais depuis les attaques du 7 octobre, le mur qui sépare les deux lieux de culte s'est comme consolidé.

Face aux policiers qui l'interrogent, l'homme tient une ligne de défense surprenante. S'il filmait la synagogue du Kremlin-Bicêtre en ce début d'après-midi d'octobre, "c'est pour la beauté du bâtiment, rien de plus", déclare-t-il, veste noire sur le dos et sacoche en bandoulière, avant de repartir libre. La date de l'incident a pourtant de quoi questionner : "Pourquoi faire cette vidéo à peine quelques jours après les attaques du Hamas en Israël ?", se demande encore le maire de la commune, Jean-Luc Laurent.

Dans la ville du Val-de-Marne qu'il dirige, "les relations entre les communautés musulmane et juive sont un modèle, et je souhaite qu'elles le restent", martèle l'élu. Le dialogue interreligieux y est même une affaire de quelques mètres : la mosquée et la synagogue ont été volontairement construites sur le même terrain, la première au numéro 35 de la rue Kennedy, la seconde au numéro 41.

"Le climat est pesant"

Mais les attaques terroristes, puis la riposte de l'armée israélienne, ont distendu les relations. Le simple mur de tôle qui sépare les deux lieux de culte semble désormais plus grand, plus épais, comme infranchissable. "Disons que ce n'est pas aussi fluide", euphémise Albert Myara, le président de la communauté juive du Kremlin-Bicêtre. "C'est certain que le climat est pesant", reconnaît son homologue musulman, Mohammed Khodja.

Au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), la mosquée et la synagogue sont situées dans la même rue. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Depuis le 7 octobre, les deux responsables se sont parlé une fois, et "ça a duré cinq minutes". "Mohammed m'a appelé après les attaques pour présenter ses condoléances à la communauté juive à la suite du massacre. Ça m'a extrêmement touché", raconte Albert Myara. Depuis, "ni lui, ni moi n'avons essayé de nous voir".

Dans un échange de messages que franceinfo a consulté, l'un écrit ceci à l'autre : "J'espère que tu vas bien depuis le temps qu'on ne s'est parlé." Un peu maigre pour des hommes qui avaient des conversations régulières jusque-là, qui prenaient soin traditionnellement de se souhaiter "une bonne fête de l'Aïd" ou "un bon ramadan". Ils organisaient encore en mai dernier une conférence interreligieuse dans la ville. "Cette année, on l'a faite à la mosquée. Je les ai invités à venir pour shabbat ensuite", se souvient Albert Myara.

"On a des relations très amicales, on est des copains. Là, en effet, on ne s'est pas vus depuis des semaines."

Albert Myara, président de la communauté juive du Kremlin-Bicêtre

à franceinfo

"Ce silence constitue une réelle entrave à un dialogue sincère et authentique entre nos communautés", continue Albert Myara. Le groupe WhatsApp de l'Association interculturelle du Val-de-Bièvre (AIVB), qui réunit les représentants des communautés catholique, juive, musulmane et protestante du secteur, semble lui aussi avoir été mis en mode silencieux. La dernière interaction remonte au 13 octobre. Le communiqué commun pour appeler à la paix est, lui, resté à l'état de projet. "Tout est gelé. Ce qu'il se passe là-bas, au Proche-Orient, n'est pas leur faute à eux, ni la nôtre. Mais on se reparlera plus tard", tranche Ahmed, la quarantaine, croisé en train de se rechausser dans la cour de la mosquée.

Une période "pas idéale pour les activités communes"

A quoi bon, alors, s'obstiner à maintenir les quelques événements en commun programmés avant le 7 octobre ? L'opération portes ouvertes à la synagogue et à la mosquée, prévue le 21 novembre, a-t-elle un sens ? "Pour le moment, c'est maintenu, promet Mohammed Khodja. Mais ça va dépendre de comment ça évolue au Proche-Orient. S'il y a une aggravation de la situation d'un côté ou de l'autre, c'est sûr que ça va être compliqué."

Albert Myara, responsable de la communauté juive du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), le 8 novembre 2023, devant les photos de victimes de l'attaque du Hamas en Israël. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Que faire également du concert interreligieux prévu le 12 décembre au théâtre municipal du Kremlin-Bicêtre ? Les affiches n'ont pas encore été imprimées, et les places ne sont pas encore mises en vente. Albert Myara lâche un long soupir. "Compte tenu du risque sécuritaire, certains demandent le report de notre concert. Nous allons décider dans les prochains jours si on le maintient ou non."

Devant lui, sur un mur de la synagogue, les visages de plusieurs dizaines de victimes des attaques du 7 octobre. Tout en haut, au centre, le sourire éclatant d'une jeune femme. "Elle s'appelait Shiraz Brodach, c'est la nièce d'un fidèle de la communauté du Kremlin-Bicêtre, raconte Albert Myara. Elle a été tuée avec son fiancé dans leur véhicule, dans le sud d'Israël. Elle avait 23 ans." "La période actuelle n'est pas idéale pour envisager des activités communes", résume-t-il. Parmi les fidèles, certains trouveraient aussi "bizarre", "prématuré même", de jouer de la musique sur une scène commune, "alors que c'est encore la guerre", "alors qu'il y a des morts tous les jours".

"Français avant d'être pro-israéliens ou propalestiniens"

Depuis les attentats survenus début octobre en Israël, les patrouilles ont été renforcées dans le quartier. Les militaires du plan Vigipirate circulent tous les jours désormais, et plus seulement pendant les cultes. Le maire touche du bois : à ce jour, aucun accrochage, aucune insulte, aucun tag n'a été signalé, tout juste "une dizaine de stickers pro-Palestine [sur des murs et des panneaux de signalisation] que nos équipes ont systématiquement retirés". "Pour le moment, ça va", souffle l'élu. Au Kremlin-Bicêtre, aucun des 25 000 habitants n'a oublié qu'un cocktail Molotov avait été lancé en pleine nuit contre la synagogue en avril 2002, sans faire de blessé.

A l'époque, la seconde Intifada enflammait le Proche-Orient. Vingt-et-un ans plus tard, personne, absolument personne ne souhaite que le conflit s'importe. Si besoin, la communauté bouddhiste, situé à 150 mètres de la mosquée et de la synagogue, est même prête à jouer les intermédiaires. "Pour venir au temple, je passe tous les jours devant la synagogue et la mosquée, décrit Doan Maung. Si on peut aider, on le fera. Pourquoi ne pas inviter les fidèles musulmans et juifs à notre Nouvel An vietnamien ?"

Lors de ses prêches du vendredi, l'imam de la mosquée demande la paix et prie pour les enfants qui meurent. "Il faut qu'on arrive à continuer de vivre ensemble, d'une manière harmonieuse, répète de son côté Mohammed Khodja. Moi, je dis aux fidèles d'aller voir nos voisins juifs sans aucune appréhension, au-delà des problèmes qui peuvent surgir n'importe où dans le monde. Ce que je demande aux fidèles, c'est d'être français avant d'être pro-israéliens ou propalestiniens."

Des fidèles musulmans prient à la mosquée du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), le 8 novembre 2023. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Même le maire concède "marcher sur œufs". "Quand j'écris mes communiqués sur le sujet, chaque mot est soupesé pour ne froisser personne." Un hasard : Jean-Luc Laurent habite à quelques numéros de la mosquée et de la synagogue. "J'ai souvent répété à Mohammed Khodja et Albert Myara que j'étais leur voisin et que je les surveillais." L'édile les a eus tous les deux au téléphone. Mais séparément. "Je leur ai dit la même chose : 'Voyez-vous, messieurs !'. S'ils le souhaitent, je peux même être présent et ça peut se faire en mairie." Lui le sait : "Il ne faut pas que ça traîne, ce n'est bon pour personne", lâche-t-il, le regard soucieux. Pour l'instant, personne n'a encore répondu à l'invitation de monsieur le maire.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.