"J’ai envie de tout oublier" : un mois après les attaques du Hamas en Israël, rescapés et proches d’otages sont plongés dans une "anxiété sans fin"
"Il y a d'abord eu les sirènes nous alertant des roquettes, puis j'ai entendu des tirs." Le récit de Monica Biboso s'accélère, signe de l'effroi qu'elle a vécu à Be'eri (Israël), le 7 octobre. Ce samedi-là, des attaques terroristes du Hamas ont fait plus de 100 victimes dans ce kibboutz, et plus de 1 400 morts en Israël, selon les autorités. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a récemment alerté sur l'"immense souffrance" liée aux attentats et "le besoin", pour beaucoup, "d'un soutien urgent".
Monica Biboso retrace avec précision le déroulé de l'attaque. "J'ai nourri ma patiente et je l'ai amenée dans notre abri anti-bombes", décrit la soignante philippine, habitante du kibboutz de Be'eri depuis 2020. "J'ai regardé par la fenêtre de l'abri et j'ai vu des terroristes courir. Tout mon corps tremblait." Derrière une porte qu'elle parvient à bloquer, la trentenaire entend ce qui ressemble à des grenades, puis les coups incessants d'hommes cherchant à pénétrer dans son refuge. Elle donne de puissants somnifères à sa patiente, dans l'espoir de limiter ses souvenirs de l'horreur. Quand de la fumée s'échappe, elle comprend que les assaillants tentent de mettre le feu à la maison. L'air devient irrespirable, dans une chaleur déjà asphyxiante. Pendant seize heures interminables, "je me suis demandé comment nous allions survivre", souffle-t-elle.
"Une psychologue nous a dit que ce traumatisme serait pour la vie."
Monica Biboso, rescapée des attaques du 7 octobreà franceinfo
Natal, organisation spécialisée dans le traitement des traumatismes, est depuis un mois en première ligne de cette crise. L'ONG a reçu 11 000 appels en trois semaines, contre 24 000 par an en moyenne auparavant. "Nous avons demandé à nos bénévoles, actuels et anciens, de nous donner plus de temps, plus d'heures, rapporte Emi Palmor, à la tête de l'ONG. Il n'y a jamais rien eu de semblable en Israël."
"Ils ne cessent de revivre le 7 octobre"
Les jours suivant l'attaque, la peur ne quittait jamais Monica Biboso. "Je ne dormais pas, je ne mangeais pas. Je ne pouvais pas rester seule une minute", illustre la soignante, hébergée avec d'autres survivants du kibboutz dans un hôtel donnant sur la mer Morte. Chaque heure qui passait, des images de l'attaque ressurgissaient. Comme ces maisons entièrement brûlées, ces corps gisant dans les rues du kibboutz ou ces tirs sur la fenêtre de l'abri, alors qu'elle tentait de respirer de l'air frais. Autant de moments effroyables gravés dans sa mémoire.
"Ces personnes s'enfoncent dans une sorte de trou noir. Elles ne cessent de revivre le 7 octobre. C'est quelque chose de profondément ancré en elles", constate la psychanalyste Merav Roth, spécialiste de la gestion du deuil et du traumatisme. Pendant deux semaines, l'Israélienne est intervenue auprès de quelque 800 rescapés de Be'eri, avec l'aide de 40 thérapeutes volontaires. "Il était crucial d'intervenir très vite, d'abord dans les premières 48 heures, puis au cours du premier mois, pour prévenir la formation d'un stress post-traumatique."
"L'anxiété est très vive chez ces personnes. Il y a un deuil terrible et de l'agonie. Les gens sont emplis d'impuissance, de mal, et la culpabilité des survivants est omniprésente."
Merav Roth, psychanalysteà franceinfo
Certains rescapés, poursuit Merav Roth, sont ébranlés par des dilemmes impossibles. Des parents ont dû choisir entre secourir leur conjoint ou leurs enfants. D'autres, dans une maison en flammes, ne savaient pas s'ils allaient sauver leurs enfants en les laissant sortir par la fenêtre – ils pourraient être tués à l'extérieur. Des situations "au-delà de l'entendement".
Dans l'urgence, Merav Roth et ses collègues ont tenté de "connecter" ces Israéliens meurtris au moindre élément positif. Face aux flashbacks, ils ont tenté de parler du présent et du futur. "J'ai dit aux survivants : 'Ne culpabilisez pas si vous riez, si vous appréciez un repas. En faisant ça, vous ouvrez la voie à de bons sentiments, et c'est votre remède'" , développe la psychanalyste.
L'écoute quotidienne des psychologues et de nombreuses activités, entre yoga, dessin et musique, ont peu à peu soulagé Monica Biboso. Ses visions de l'attaque sont moins fréquentes, la peur d'être seule s'estompe et le sommeil revient. Parler à ses proches, penser aux souvenirs heureux est le plus réconfortant. "Mais nous ne sommes pas guéris, prévient la soignante, la voix brisée. J'ai envie de tout oublier. Mais comment pouvons-nous ne plus y penser ?"
Pour les proches d'otages, une terrible incertitude
De ses échanges avec les survivants de Be'eri, Merav Roth retient aussi ces récits, terribles, de proches d'otages à Gaza. D'après l'armée israélienne, 241 personnes restent détenues par le Hamas dans l'enclave palestinienne, un mois après leur enlèvement en Israël. "Ne pas savoir est le pire, souligne la psychanalyste. L'esprit ne peut pas le tolérer."
Tal Haimi, 42 ans, vivait à quatre kilomètres de Gaza quand les terroristes sont entrés sur le sol israélien. Parti défendre son kibboutz, il n'a pas donné signe de vie depuis 8 heures du matin, le 7 octobre. "Son téléphone a été localisé à Gaza", relate son cousin, Udi Goren. La famille, qui avait l'habitude de se retrouver au kibboutz, est comme figée. "Nous sommes presque certains qu'il est à Gaza, mais on ne sait pas où."
"On ne sait pas s'il est blessé, comment il va. On ne sait rien. Est-il vivant ? Est-il bien traité ?"
Udi Goren, proche d'un otageà franceinfo
Cette "anxiété sans fin" grandit au fil des semaines et d'une guerre qui s'inscrit dans la durée. A Gaza, elle a déjà fait plus de 10 000 morts, dont près de la moitié étaient des enfants, affirme le ministère de la Santé du Hamas. Un bilan impossible à étayer, faute de source indépendante sur place. "Chaque jour qui passe, les chances de retrouver les otages vivants diminuent", s'inquiète Udi Goren.
Selon des thérapeutes, les proches d'otages vivent actuellement une "perte ambiguë", un concept théorisé par l'Américaine Pauline Boss, professeure émérite à l'université du Minnesota. "Il s'agit d'une perte qui n'est pas claire, par exemple la disparition d'un proche. Vous ne savez pas si cette personne reviendra. Vous ne pouvez pas avancer, et vous êtes dans l'incapacité de faire votre deuil", développe l'autrice du livre La Perte ambiguë : apprendre à vivre avec un deuil non résolu.
Rivka Tuval-Mashiach, qui travaille avec Natal et accompagne notamment des familles d'otages, est convaincue que la notion de "perte ambiguë" qualifie le mieux la situation de ces proches laissés dans l'inconnu. "Cela fait un mois, imaginez si cela dure un an ou deux", souligne la psychologue et professeure à l'université Bar-Ilan. Dans ces cas, le collectif est le premier des remèdes. "Les gens [évacués] sont ensemble à l'hôtel. C'est une source très importante de soutien. Des communautés très liées ont tendance à guérir plus rapidement", constate la psychologue. Le père de Tal Haimi tient grâce à cela. "Il nous a dit combien il appréciait, en ces temps terribles, le fait d'être avec sa communauté", raconte Udi Goren.
En Israël, "tout le monde a été touché"
Au-delà des communautés attaquées, tout un pays est aujourd'hui bouleversé. Rivka Tuval-Mashiach parle d'une "réalité partagée" entre Israéliens. Dans ce petit Etat qui compte environ 9 millions d'habitants, "nous nous sentons tous exposés aux missiles, nous connaissons tous quelqu'un dans l'armée ou qui a été victime… Tout le monde se sent très connecté aux massacres et à la guerre", illustre la spécialiste.
Le 7 octobre, Yaël et sa famille se trouvaient dans un kibboutz miraculeusement épargné, près de Sdérot. "Les terroristes ont essayé de rentrer, il y a eu des échanges de tirs avec des hommes chargés de notre sécurité, et ils ont continué leur chemin", raconte la Franco-Israélienne, qui a vécu une partie de sa jeunesse dans cette communauté. D'autres, parmi les connaissances de Yaël, n'ont pas eu sa chance. Une de ses anciennes camarades de classe a été tuée avec son mari et leurs deux enfants. Une autre amie, à Kfar Aza, a été prise en otage avec trois de ses enfants. Son mari et leur fille aînée n'ont pas survécu.
"A l'échelle du pays, tout le monde a été touché. Tous ceux que je connais sont touchés. Les gens sont effondrés par les atrocités, et ils retiennent littéralement leur souffle."
Yaël, rescapée franco-israélienneà franceinfo
De retour à Tel-Aviv, la psychanalyste Merav Roth reçoit dans sa clinique des patients "terrorisés", à l'image d'une société israélienne "en panique". "Chaque heure, j'entends des scénarios psychotiques. Des gens imaginent des assaillants du Hamas arriver en parachute et entrer chez eux. Ils montrent à leurs enfants des endroits où ils peuvent se cacher", remarque-t-elle. L'ampleur de l'assaut et la guerre qui a suivi ont fait voler en éclats tout sentiment de sécurité. "Toute la société est traumatisée."
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