De Damas à Rennes, l'itinéraire chaotique d'Abdulrahman, réfugié syrien en France
Abdulrahman a quitté l'enfer syrien avec sa famille. Titulaire d'une thèse en psychologie obtenue en France il y a plusieurs années, il est revenu dans son deuxième pays. Voici son histoire.
A chaque check-point, dans les rues de Damas, la même angoisse. Les soldats se hissent dans le minibus, prennent les papiers de chaque passager et les examinent. Sur son siège, Abdulrahman sent la tension monter. Il ignore s'il va pouvoir passer. Il a vu des dizaines de jeunes envoyés de force à l’armée. Même s’il n’en a plus l’âge, il craint que les soldats ne l'embarquent lui aussi. Il n'a pas fait son service militaire, grâce à des sursis successifs obtenus dans le cadre de ses études. L'épreuve dure parfois trente minutes, répétée six fois, dix fois dans la journée. C'est la Syrie, au début de la révolution.
Le trajet de son domicile à l'université, dans le centre de Damas où il enseigne, devrait prendre un quart d'heure. Il prend parfois trois heures, rythmé par les stop and go devant les guérites des militaires.
"Tu défends les terroristes"
Nous sommes en 2011. Sehnaya, la petite ville où Abdulrahman habite, au sud-ouest de Damas, dans la Ghouta occidentale, est calme. Mais, tout autour, lui, sa femme et leurs trois enfants entendent le fracas des combats entre l'armée de Bachar Al-Assad et les rebelles. Il faut parfois changer de route pour éviter les affrontements dans certains quartiers du sud de la capitale, comme Nahir Aïcha ou Al Qadam. Les rumeurs se propagent : les services secrets rentreraient dans les maisons, voleraient l’argent, l’or, l’électroménager, violeraient les femmes, enlèveraient les hommes…
A la fac, ce professeur de psycho-criminologie et victimologie, né en 1974, reçoit des menaces depuis qu'il a fait l'éloge de la liberté d’expression devant ses étudiants, au début de la révolution syrienne, au printemps 2011. Les séides du parti Baas à l'université de Damas le convoquent et l'accusent : "Tu déchires l'unité nationale, tu défends les terroristes." Le fait qu’Abdulrahman soit membre d’un parti kurde interdit n’arrange pas ses affaires.
Les services secrets ont du mal à comprendre comment il a pu accéder à ce poste, mais, dans la Syrie de Bachar Al-Assad, quelques billets et un oncle partisan du parti Baas peuvent suffire. Lorsqu'un attentat souffle le Centre national de la sécurité, en plein centre de la capitale syrienne, le 18 juillet 2012, c'est le déclic. Abdulrahman décide de fuir avec femme et enfants. Il se rend compte qu'il a perdu dix kilos : les quinze derniers jours, miné par le stress, il passait son temps aux toilettes.
"Je ne vis pas des aides sociales"
Le bruit d'une caisse enregistreuse qui s'ouvre et se ferme. Les "Salam" et les "Bonjour" qui s'enchaînent pour saluer les clients syriens, algériens, marocains, égyptiens, congolais... Abdulrahman se tient derrière le comptoir de la supérette Superasya, située sur la dalle Kennedy, au cœur des cités de Rennes. Trois ans et demi après le départ de Damas, il s'est remplumé. En fin d'après-midi, la clientèle est familiale, mais, la nuit, l'alcool et le trafic de shit décuplent l'agressivité.
"Ce travail m'a sauvé, confie Abdulrahman. Il m'a permis de faire venir ma famille, ça m'aide dans mes démarches, et puis, comme ça, je ne vis pas des aides sociales, je montre une belle image à mes enfants." Toute la famille est saine et sauve auprès de lui : sa femme, ses deux fils, 12 et 9 ans, et sa fille, 6 ans. L'itinéraire jusqu'en Bretagne a été long, et chaotique.
Abdulrahman a été séparé plusieurs fois, et longtemps, du reste de la famille. "Ma femme et mes enfants ont quitté Damas avant moi, en juillet 2012", raconte Abdulrahman. Ils arrivent à Kortaban, d'où est originaire la famille, au Kurdistan syrien, à une vingtaine de kilomètres de la frontière irakienne. "J'ai pris la carte d'identité de mon frère, pour éviter les contrôles informatiques dans les gares routières, et j'ai rejoint ma femme et mes enfants un mois après. Mais je n'ai pas pu garder les papiers... et on a dû repartir, sinon, en cas de contrôle, j'étais cuit."
Ordinateur, sac à dos et diplômes pour seuls bagages
Leur idée est de rejoindre le Kurdistan irakien. Abdulrahman part en éclaireur, seul, la nuit, avec son ordinateur et un sac à dos où il a pris soin de conserver tous ses diplômes. Il vit quelques semaines dans le camp de réfugiés de Domiz, situé entre Mossoul et Dahuk, dans une zone disputée par le gouvernement irakien et les Kurdes.
Quand il obtient un poste de vacataire à l'université de Zakho, un peu plus au nord, son épouse et ses enfants le rejoignent, traversant la frontière à la faveur de l’obscurité, avec une mule pour transporter leurs derniers bagages. Ils s’installent bientôt à Zakho, après un nouveau passage par le camp de Domiz.
"Notre idée première, c'était de nous installer ici, se rappelle Abdulrahman. Mais je me suis vite aperçu que les Kurdes syriens n'étaient pas tellement acceptés au Kurdistan irakien. Quand je me baladais avec mon épouse, on nous regardait comme des animaux de foire, parce que la femme, là-bas, elle ne vaut rien. Et puis, un jour, il y a eu un programme d'échange universitaire avec la Suède. Mon nom a été rayé de la liste des participants au dernier moment et j'ai été remplacé par un Kurde irakien. Comment voulez-vous que je me sente chez moi ? En plus, on était payé de façon irrégulière, et il fallait l'accord des services secrets kurdes pour commencer un programme de recherche. C'est là que j'ai eu l'idée de revenir à Rennes."
Abdulrahman connaît la préfecture bretonne, bien mieux que le Kurdistan irakien. Il y a passé près de sept ans, entre septembre 2003 et juin 2010, avec sa femme. Deux de ses enfants sont nés à Rennes. Après ses études à Damas, nommé assistant professeur et profitant de la courte ouverture qui avait suivi la mort d’Hafez Al-Assad, le père de Bachar, entre 2001 et 2003, il avait obtenu une bourse pour venir étudier à l'université Rennes-2, où il a soutenu une thèse en psychopathologie.
C'est le réseau qu'il a tissé à l'époque qui permet à sa famille de quitter définitivement l’Irak. Abdulrahman contacte d’abord des passeurs pour entrer clandestinement en Europe, mais il renonce. Trop cher, trop risqué. Il tente un coup de poker avec le département de psychologie de l'université de Rennes.
Docteur en psychologie et caissier dans une supérette
L’université lui octroie en avril 2014 un visa individuel de trois mois pour un programme de recherche. Il est logé chez un Syrien, puis chez un autre, et enfin chez une militante du Mrap. Il dépose une demande d'asile dans la foulée. Une fois celle-ci obtenue, il entame les démarches pour faire venir sa famille, coincée au Kurdistan où le groupe Etat islamique vient de lancer une offensive. "Ma femme et mes enfants étaient à 15 kilomètres de Daech. Vous imaginez l'état dans lequel j'étais !" Ils arrivent finalement le 18 mars 2015, après des mois d’interminable attente.
La famille est bien installée. Abdulrahman montre l'intérieur de son HLM, obtenu grâce à son statut de réfugié : "La gazinière, la machine à laver, la table, le micro-ondes, tout ça, on nous l'a donné, les matelas, les sommiers, donnés aussi, presque tout ici, ce sont des amis ou des amis d'amis qui nous l'ont donné." Lui et son épouse parlent un français impeccable, avec un léger accent. Les enfants n'ont pas de retard dans leur scolarité.
Leur intégration pourrait ressembler à un conte de fées. Sauf qu’Abdulrahman a un doctorat, et qu’il est caissier dans une supérette. Sauf que son épouse est comptable et qu’elle ne trouve aucune entreprise pour l’accueillir ne serait-ce que pour un stage d’observation.
Toutes les tentatives d’Abdulrahman pour trouver un emploi à la hauteur de ses qualifications se sont soldées par un échec. L'administration pénitentiaire ne veut pas de lui pour animer des ateliers de déradicalisation : "Trop universitaire." La fac ne veut pas de lui comme maître de conférences, ni même comme attaché temporaire d'enseignement et de recherche : "Pas assez d’articles, pas dans les bonnes revues scientifiques." Il sait bidouiller les ordinateurs. Pourquoi ne pas suivre une formation en informatique ? Son interlocuteur chez Pôle emploi ne comprend pas pourquoi il insiste tant pour être reçu et conseillé, puisqu’il a un travail. Il l’oriente vers le centre communal d’action sociale… où on l’oriente vers Pôle emploi. Personne ne lui a jamais parlé de l’Apec, spécialisée dans l'emploi des cadres et diplômés.
"Si on veut accueillir les réfugiés, le bon cœur ne suffit pas"
Ce n’est pas la première fois qu’Abdulrahman est perdu dans le dédale de l’administration française. Lorsqu’il a obtenu le statut de réfugié, le 31 octobre 2014, le consulat de France à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, a demandé le passeport des autres membres de la famille. Problème : celui de son fils cadet, né en France, a expiré. "Pourtant, j’avais envoyé un acte de naissance français, mais ça ne passait pas, explique Abdulrahman. Ils ont proposé de faire partir tout le monde, sauf lui. Vous voyez une maman laisser son enfant ?" Le problème finit par se régler grâce à l’intervention d’une députée, alertée par des associations.
Même s’il en a parfois ras le bol, Abdulrahman ne se décourage pas. "Son cas est emblématique, explique-t-on à l’Union des associations interculturelles de Rennes (UAIR), où l’on fournit une assistance aux réfugiés. C’est beaucoup plus difficile de trouver du travail quand on a une qualification. Des 'petits boulots', pour les réfugiés, il y en a. Mais pour trouver un travail correspondant à des diplômes du supérieur, c’est une autre histoire. Abdulrahman n’est pas dans les statistiques du chômage, et ça arrange l'administration. Elle ne veut pas regarder le déclassement qu'il subit, ni le fait qu’il a des diplômes français."
L’UAIR a dans ses dossiers une centaine de Syriens. La plupart ont au moins le niveau baccalauréat. Pourquoi auraient-ils vocation à végéter dans des emplois qui ne leur correspondent pas ? "Nous faisons en sorte de les aider à passer les barrières du CV, de la lettre, pour qu’ils puissent se défendre en face-à-face avec le recruteur."
"Si on veut accueillir les réfugiés, le bon cœur ne suffit pas, constate Abdulrahman. Il faut planifier leur intégration. Nous sommes d’une autre culture. Moi, j’ai vécu six ans et demi ici avant. Mais les autres, ceux qui n’étaient jamais sorti de Syrie ? Ils sont comme moi il y a dix ans. Les supermarchés me donnaient mal à la tête, je ne comprenais pas ce que faisaient les gens aux distributeurs de billets, et je découvrais qu’on avait le droit d’insulter le président et de voter librement, sans peur ni pression."
"On a toujours la nostalgie de notre pays"
En attendant, tous les jours à 15h30, Abdulrahman quitte son appartement, direction la dalle Kennedy. Dans la supérette, la politique le rattrape parfois. "Cela peut être dangereux de parler avec les gens. Une fois, une bande d’alcooliques syriens a débarqué : ils voulaient savoir si j’étais pour Bachar."
Des bonbons, du riz, du blé concassé, du vivaneau congelé, de l’alcool… L’anglais, l’arabe, le français pour parler à toutes les nationalités qui viennent s’approvisionner dans le magasin... L’attente et l’ennui en pensant au pire qui a été évité et au meilleur qui finira bien par s’inviter… Voilà le quotidien d’Abdulrahman. "J’’avais un bon boulot, un bel appartement, les enfants étaient dans une bonne école trilingue : franchement, je n'avais pas envie de partir. Mais la Syrie aujourd’hui, c’est invivable. On ne peut pas le comprendre si on ne l’a pas vécu." Et demain ? "On a toujours la nostalgie de notre pays. Jamais je ne lâcherai l’espoir de revenir dans mon village. Mais je serai vieux, si cela arrive un jour…"
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