Quatre questions pour comprendre les rebondissements de l'affaire Lafarge en Syrie
L'ONG Sherpa demande l'audition par la justice de l'ancien ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, dans l'enquête sur les activités du cimentier Lafarge en Syrie.
Dernier rebondissement dans l’enquête visant les activités du cimentier Lafarge en Syrie : l’ONG Sherpa – une association anticorruption – a réclamé, vendredi 13 octobre, l’audition par la justice de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de mai 2012 à février 2016. Cette association qui défend les "victimes de crimes économiques" veut savoir si le Quai d'Orsay était informé des activités de l’entreprise sur place.
La justice française a en effet ouvert une enquête préliminaire, en octobre 2016, sur les activités de la filiale syrienne de Lafarge, soupçonnée d’avoir versé de l’argent à des organisations terroristes comme le groupe Etat islamique. Ce nouvel épisode permet de revenir sur cette affaire compliquée, autour de quatre questions.
Que reproche-t-on au cimentier Lafarge ?
En octobre 2010, le cimentier Lafarge commence à faire tourner dans le nord de la Syrie, près d'Alep, une usine qui lui a coûté 600 millions d'euros. En 2011, les premiers troubles éclatent, donnant lieu à la guerre de Syrie. L'Union européenne adopte un embargo sur les armes et le pétrole syrien, et l'ONU déclare le pays en état de guerre civile. Néanmoins, Lafarge Cement Syria (LCS, filiale de Lafarge) maintient jusqu'en septembre 2014 l'activité de son usine. L'objectif, selon Le Monde, était de garder un "avantage stratégique lors de la reconstruction du pays".
Dans un pays en guerre, la filiale syrienne du groupe Lafarge est soupçonnée d'avoir assuré la sécurité de l'usine en passant des accords avec les groupes armés locaux, et notamment l'Etat islamique. Entre septembre 2012 et mai 2014, LCS va verser, chaque mois, "de 80 000 à 100 000 dollars" à un intermédiaire, Firas Tlass. A charge, pour cet ex-actionnaire minoritaire de LCS, de ventiler les fonds entre différentes factions armées. L'Etat islamique aurait ainsi touché "de l'ordre de 20 000 dollars" par mois. Toutes ces informations sont révélées par Le Monde, qui a eu accès au rapport d'enquête des douanes judiciaires, et aux procès-verbaux des dirigeants de Lafarge auditionnés.
En contrepartie, l'organisation d'Abou Bakr al-Baghdadi édite en mai 2014 un laissez-passer : "Prière d'autoriser le ciment venant de Lafarge à passer les barrages". L'ordre sera relativement efficace, puisque l'usine continuera à tourner pendant trois mois. Elle arrêtera ses activités quand elle sera attaquée, en septembre 2014, par l'Etat islamique.
Pourquoi parle-t-on de financement de terrorisme ?
Neuf responsables du groupe ont été interrogés dans le cadre de l'enquête préliminaire ouverte à Paris en 2016. La conclusion des douanes judiciaires, qui mènent les investigations, est "sans appel" : "Lafarge a 'indirectement' financé des groupes 'terroristes', par le truchement d’un intermédiaire, produisant au besoin de fausses pièces comptables", rapporte encore Le Monde, citant toujours le rapport des enquêteurs.
Lafarge est soupçonné d'avoir financé l'Etat islamique de deux façons. Il lui aurait versé de l'argent afin d'obtenir des laissez-passer pour ses camions et ses salariés. Mais il lui aurait aussi acheté du pétrole, sous couvert de faux contrats de consultants. Difficile de faire autrement : l'Etat islamique contrôle, à partir de juin 2013, la majorité des réserves stratégiques.
La filiale syrienne de Lafarge pouvait-elle ignorer les décisions européennes d'embargo ? Dès octobre 2013, souligne Le Monde, le Conseil européen avait confirmé les sanctions à l’encontre de certaines entités terroristes, dont le Front Al-Nosra, Al-Qaïda et l’Etat islamique. Dans une note de juin 2016, la direction générale du Trésor rappelle qu'"aucun avoir, de quelque nature que ce soit, ne peut être remis, directement ou indirectement, à cette entité" [l'Etat islamique].
Comment se défend l'entreprise ?
Depuis qu'ont éclaté au grand jour les faits reprochés à Lafarge en Syrie, des changements considérables sont intervenus dans l'entreprise. En 2015, le cimentier français Lafarge est avalé par son concurrent suisse Holcim. La fusion donne naissance à LafargeHolcim, numéro un mondial du ciment, dont le siège social est en Suisse. Le nouveau groupe hérite donc d'une affaire désastreuse en termes d'image.
Après la divulgation par Le Monde, le 21 septembre 2017, du rapport d'enquête sur ses activités en Syrie, LafargeHolcim condamne à nouveau "les erreurs inacceptables commises en Syrie".
Le groupe en avait déjà tiré les conséquences. Une tête dans l'entreprise est tombée, et pas des moindres. Le patron de LafargeHolcim, Eric Olsen, a annoncé en avril qu'il quittait ses fonctions le 15 juillet. "Je n'ai jamais été impliqué, ni même informé d'actes répréhensibles. Je pense que mon départ contribuera à ramener la sérénité", avait-il déclaré. Depuis, LafargeHolcim s'est engagé à "coopérer" avec la justice.
Pourquoi Laurent Fabius est-il pointé du doigt ?
L’ONG Sherpa réclame l’audition par la justice de Laurent Fabius, en tant que ministre des Affaires étrangères de mai 2012 à février 2016. Elle s'appuie sur les révélations du Monde. "La décision du leader mondial des matériaux de construction de rester en Syrie a reçu l’aval des autorités françaises, avec lesquelles le groupe était en relation régulière entre 2011 et 2014", écrit le journal. Devant les enquêteurs, plusieurs dirigeants du cimentier affirment que le Quai d’Orsay était parfaitement informé des activités de l’entreprise sur place.
Tous les six mois, on allait voir le Quai d’Orsay, qui nous poussait à rester. (…) Le Quai d’Orsay dit qu’il faut tenir, que ça va se régler.
Christian Herrault, directeur général adjoint de LafargeLe Monde
De source diplomatique, selon franceinfo, on conteste vivement cette version. Le ministère des Affaires étrangères aurait "alerté le groupe Lafarge sur les risques encourus à rester en Syrie". Enfin, nœud supplémentaire à démêler, l’Etat syrien est entré au capital de la filiale de Lafarge en Syrie, pendant la guerre civile, selon les informations recueillies par franceinfo. Le régime de Bachar Al-Assad a récupéré les parts de la cimenterie que détenait un homme d’affaires syrien, soit 1,33% du capital. Un montant dérisoire, mais pas anodin, puisque, à l’époque, la France n’avait pas de mots assez durs pour condamner le régime de Bachar Al-Assad.
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