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Syrie : la guerre des images, ou l'autre face du conflit

Des vidéos d'une extrême violence émanant du régime syrien, des rebelles ou de simples citoyens déferlent sur Internet. Elles interpellent l'opinion publique mondiale et modifient la nature même du conflit.

Article rédigé par Hervé Brusini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Des victimes allongées dans un hôpital de Damas (Syrie) le 21 août 2013 après l'attaque chimique présumée. (ANADOLU AGENCY / AFP)

Après les vidéos des victimes de l'attaque chimique du 21 août, des séquences de décapitation par les rebelles d'un homme présenté comme un milicien pro-régime. Le conflit en Syrie est pris dans une tourmente d'images toujours plus monstrueuses. Par qui sont-elles produites et dans quel but ? Comment ces images modifient-elles la nature même du conflit ? 

1Qui publie ces vidéos et pourquoi ?

"C'est une guerre en actes et en images", affirme Wassim Nasr, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient. Au sein de l'équipe du site Les observateurs de France 24, il examine au quotidien les vidéos qui proviennent de la Syrie. "Au début du conflit, le régime de Damas cherchait à discréditer les rebelles en faisant la promotion d'images d'actes effroyables commis par les opposants. Il a lui-même poussé de mystérieux groupes, en particulier dans le nord du pays, à commettre des exactions pour accuser la rébellion. Mais aujourd'hui, Bachar Al Assad n'a plus besoin d'en rajouter. La surenchère des images de l'effroi avec des séquences de têtes coupées ou d'exécutions sommaires est surtout due à la rivalité qui voit s'affronter deux groupes radicaux : les Syriens du Front Al-Nosra et une organisation qui se fait appeler l'État islamique d'Irak, autrement dit Al-Qaïda en Irak."

L'escalade du spectacle de l'horreur comme moyen de promotion, Abdelassiem El Difraoui en est familier. Ce chercheur germano-égyptien a pratiqué l'analyse quasi-exhaustive de la production audiovisuelle d'Al-Qaïda. "C'est un classique des groupes jihadistes", assure-t-il. "On se souvient de la cruauté infligée au journaliste Daniel Pearl en 2002. Par la suite, la vidéo de son exécution au Pakistan avait été mise en ligne pour semer la peur, terroriser. En Irak, des dizaines de vidéos ont montré ce type de scènes insoutenables. Le 12 mai dernier, une séquence a été publiée qui montre un commandant de la brigade rebelle Omar Al-Farouq de l'Armée syrienne libre, croquer le foie d'un soldat syrien. C'est une référence délirante au Coran. En fait, il s'agit pour ceux qui en sont les auteurs, de souder le groupe jihadiste précisément par l'atrocité du crime collectif. La vidéo est là aussi pour donner l'apparence d'un procès islamique. A présent, on voit sur certaines images des enfants qui assistent à ces cruautés. Cela prouve à quel point la barbarie est totale. Cette 'communication' est le fruit de groupuscules qui échappent à tout contrôle. Non seulement, elle bénéficie aux pro-Assad mais elle choque aussi les plus ardents supporters de la cause rebelle. Car dans le droit islamique, exécuter une personne est une chose très compliquée, soumise à de multiples conditions." En Syrie, les producteurs de ces images obéissent à des logiques d'affrontement y compris parfois au sein de leur propre camp. Des logiques qui peuvent évoluer à tout moment et qui rendent la surenchère chaotique.

2 Devant cette accumulation, y a t-il un risque de banalisation de l'horreur ? Toutes les images se valent-elles ?

La vidéo du 21 août est de ce point de vue remarquable. Les images ont été filmées par smartphone ou petites caméras numériques. Une quantité de séquences montrant les victimes du massacre chimique dans deux quartiers de Damas. Diffusées sur internet, elles ont fait le tour du globe. "On y voit principalement des enfants, précise Walim Nasr. Pourtant il y avait aussi nombre d'adultes. Pour moi, c'est une maladresse de la part de ceux qui ont tourné et diffusé ces scènes. Elle a permis aux coupables de ce massacre, de laisser planer des doutes sur qui avait fait quoi." "Nous avons nous-mêmes reçu certaines de ces vidéos, s'insurge le médecin franco syrien et porte-parole des organisations syriennes de secours Oubaida Al Moufti. Ce sont des gens de toute confiance qui ont filmé et mis en ligne. Ils ont voulu alerter le monde face à cette barbarie. On ne peut pas renvoyer dos à dos les atrocités qui sont commises. C'est particulièrement choquant pour nous qui vivons au quotidien la mort massive chimique ou pas."

Avec leur publication sur Internet par l'État français, ces images ont été utilisées comme les éléments de preuve d'un crime contre l'humanité. Une première absolue. Le régime de Bachar Al-Assad ne tarda pas à répliquer. Le 25 août, la télévision syrienne montrait des bidons, des fioles dans un sous terrain. Des témoignages de militaires attestaient qu'ils avaient des difficultés à respirer. Ils souffraient de brûlures aux yeux. Filmés dans le quartier de Jobar à Damas, y compris par des équipes étrangères qu'on avait amenées là, ces éléments voulaient démontrer que les rebelles étaient les seuls détenteurs d'armes chimiques, pas l'armée régulière. L'entreprise a fait long feu.

3 A l'ère du numérique, le spectacle de l'horreur modifie-t-il la nature des conflits ?

L'émotion suscitée peut s'avérer aussi salutaire que ravageuse. Car la diffusion mondialisée de corps d'enfants gazés, étendus par dizaines, ou d'exécutions sommaires et méthodiques est désormais mondialisée et cela en un instant, avec le risque de tout confondre. En tout cas, elle change la nature des conflits.

"En Syrie, on peut adresser un grand merci aux vidéos prises par les smartphones ou relayées par les réseaux sociaux, grâce à elles, 'les audiences stratégiques' en cas de guerre sont maintenant globales", analyse Émile Simpson. Ce chercheur que l'on baptise déjà outre-Manche le nouveau Clausewitz — célèbre théoricien militaire prussien — tente une réflexion nouvelle sur les conflits modernes. Pour lui, le face à face classique entre ennemis est bel et bien fini. Les armées ne peuvent se mobiliser que si l'on parvient à convaincre les populations, dit-il en substance. D'où le concept d'audience stratégique. Les belligérants doivent expliquer, justifier, montrer pour emporter leur opinion publique. C'est ce qu'il appelle un récit lui aussi stratégique. Et dans ce récit, chacun fait appel à l'émotion. "Pouvons-nous revenir à une situation où il y aurait une distinction claire entre l'activité militaire et politique? Je ne le pense pas. Partout dans le monde, l'opinion publique des pays concernés par un conflit a maintenant toujours son mot à dire", affirme-t-il.

Dans cette perspective, on comprend mieux l'importance de la guerre des images chocs à laquelle se livrent les uns et les autres. A force d'indignation, elles peuvent soulever les ardeurs de la confrontation directe. Elles peuvent aussi annihiler toute action. La guerre de la photo ou de la vidéo mise en ligne comme continuation de la politique, aurait pu dire Clausewitz.

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