Reportage "C'est la pire expérience de notre vie" : à Middlesbrough, les victimes des émeutes racistes en Angleterre, sous le choc, redoutent de nouvelles violences

Article rédigé par Elise Lambert - Envoyée spéciale à Middlesbrough (Royaume-Uni)
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Samiya, Maroof, Aisha, AllaDitta et Maqsood (de gauche à droite), devant leur maison de Middlesbrough, en Angleterre, le 13 août 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)
Le 4 août, dans cette ville du nord-est de l'Angleterre, des dizaines d'émeutiers s'en sont pris à des habitants asiatiques musulmans et à leurs biens. Malgré le retour au calme, le quotidien de ces résidents est bouleversé.

Maqsood ne quitte plus sa maison. Elle est sortie une fois, "mais c'était en voiture, précise-t-elle, émue. J'ai très peur. Comme je porte le hijab, je ne sais pas ce qu'il peut m'arriver". Le 4 août à Middlesbrough, dans le nord-est de l'Angleterre, alors qu'elle était chez elle, avec sa famille, la Britannique de 52 ans a vécu la soirée la plus traumatisante de sa vie. "J'étais à l'étage, en train de passer l'aspirateur, quand j'ai commencé à entendre des cris dans la rue", se souvient-elle.

Elle s'est approchée de sa fenêtre et a vu des dizaines d'hommes déchaînés, pour la plupart habillés en noir, le visage cagoulé. "Ils brisaient les vitres des voitures et les fenêtres des maisons. Ils avaient des bâtons", tremble-t-elle encore. "Certains criaient : 'Où sont les maisons des Pakis ?'", se rappelle avec effroi son frère Maroof, 48 ans, assis à ses côtés. Les enfants crient, les adultes, apeurés, suivent en direct sur TikTok la progression des émeutiers. "C'était le chaos total. On s'attendait à ce qu'ils rentrent chez nous et nous agressent", revit Maqsood.

Des fenêtres brisées, des commerces vandalisés

Les émeutes ont duré environ une demi-heure avant que la police locale, dépassée par les événements, ne finisse par intervenir. Peu à peu, le bruit du verre brisé sur le trottoir et les sirènes des voitures de police se sont estompés. Le lendemain, les habitants du quartier ont attendu que le jour soit bien installé avant de sortir. La rue ressemblait à un champ de bataille. Des fenêtres brisées, des voitures détruites, des commerces vandalisés...

"C'est la pire expérience de notre vie. Nous avons l'habitude du racisme ordinaire, mais là, il s'agissait d'un racisme pur et dur, on voulait s'en prendre physiquement à nous."

Maroof, habitant de Middlesbrough

à franceinfo

Comme dans des dizaines d'autres villes du Royaume-Uni, ces violences se sont déclenchées dans le sillage de la tuerie de Southport, lors de laquelle trois fillettes ont été tuées, le 29 juillet. La propagation sur les réseaux sociaux de fausses informations selon lesquelles le tueur était musulman, a attisé des dizaines d'émeutes islamophobes dans tout le pays. A Middlesbrough, commune de près de 144 000 habitants, située à une soixantaine de kilomètres de Newcastle, des protestataires ont organisé un filtrage de voitures dans le centre-ville. Ils ont demandé aux conducteurs s'ils étaient "blancs" avant de les laisser passer, rapporte le journal britannique The Independent. Certains ont scandé le nom de Tommy Robinson, le fondateur du groupe d'extrême droite English Defence League, désigné par les autorités comme l'un des instigateurs des émeutes.

Une vigilance accrue au quotidien

Une semaine après ces violences, les habitants restent très affectés. Maroof a aperçu deux de ses voisines musulmanes faire des allers et retours dans la rue en guise d'exercice physique. Avant, elles faisaient leur sport au parc. Il suppose qu'elles ont peur d'y retourner. Les enfants, eux, ne jouent plus dehors. Certains habitants du quartier n'osent même plus rester seuls. "Une de nos voisines a sonné chez nous car ses fenêtres ont été fracassées, raconte Samiya, 27 ans, la fille de Maroof. Elle a fondu en larmes et nous a demandé si elle pouvait venir car elle avait trop peur."

A quelques rues de là, la famille Khan* a installé des caméras de surveillance devant son domicile. Dans leur salon à la décoration soignée, un écran retransmet en permanence les allées et venues devant leur porte d'entrée. Le taxi du grand-père, Sabar, a été vandalisé, tout comme la voiture de son fils Shakil. Ils ont dû débourser 1 100 livres (environ 1 290 euros) pour les réparer. "Des frais conséquents vu la situation économique", déplore le fils.

Linthorpe Road, l'une des artères affectée par les émeutes racistes à Middlesbrough, dans le nord-est de l'Angleterre, le 13 août 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Selon les statistiques de la ville, le quartier de Newport, où les émeutes se sont concentrées, fait partie des secteurs les plus défavorisés d'Angleterre. Il s'est construit au fil des immigrations. Au XIXe siècle, "des personnes venues d'Ecosse, d'Irlande et d'autres régions d'Europe" s'y sont installées pour travailler dans la sidérurgie ou la construction navale, relate Edward Anderson, maître de conférences en histoire à l'université de Northumbria à Newcastle. Puis ils ont été rejoints après la Seconde Guerre mondiale par les Carribéens et les Asiatiques du sud. Dans les années 1980, le quartier a peu à peu périclité avec la désindustrialisation.

"Middlesbrough, ce n'est pas ce qu'on a vu"

Malgré le climat oppressant, des gestes de solidarité inédits ont vu le jour. Le lendemain des émeutes, de nombreux habitants se sont rassemblés spontanément pour nettoyer les rues, souligne la BBC. "C'était évident pour moi d'y aller. Je devais montrer que Middlesbrough, ce n'est pas ce qu'on a vu, témoigne Ian Elcoate, un Britannique blanc de 60 ans. C'est une ville très diversifiée, où les gens ont toujours bien vécu ensemble". Né dans une famille ouvrière, Ian Elcoate a toujours entendu son père lui dire d'être "activement antiraciste". "J'ai grandi avec des Noirs, des musulmans. C'est juste normal", expose-t-il.

Bakar, animateur au sein de la radio locale CVFM (à gauche), et Idrees Rashid, son fondateur (à droite), à Middlesbrough, le 12 août 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Idrees Rashid, acteur associatif, a aussi participé au nettoyage. Il a lancé une cagnotte en ligne pour venir en aide aux sinistrés. "Elle a atteint plus de 12 000 livres (environ 14 000 euros)", s'émeut-il, depuis les studios de Community Voice FM (CVFM). Il a lancé cette radio locale en 2009 pour mettre en valeur les initiatives portées par les minorités et "créer du lien", explique-t-il. Avec la mairie, il fait aussi du porte-à-porte pour évaluer les besoins des victimes. Les autorités locales, avec le concours du maire de Middlesbrough, Chris Cooke, ont également mis en place des guichets pour apporter un soutien psychologique ou une aide administrative aux résidents.

"Nous sommes très conscients que les gens qui viennent nous voir sortent peut-être de chez eux pour la première fois. C'est un travail de reconstruction lent, mais qui je l'espère aboutira."

Chris Cooke, maire de Middlesbrough

à franceinfo

A la mosquée centrale, le président Gohar Ihsan envisage de lancer des ateliers de discussion pour les jeunes "pour qu'ils puissent débattre de ce qu'ils ont vécu". La banque alimentaire du lieu de culte continuera de soutenir les plus démunis, "qui sont en majorité des Anglais", assure-t-il, faisant référence aux habitants blancs. Le soir des émeutes, lors d'un discours devenu viral sur les réseaux sociaux, il a d'ailleurs dissuadé les jeunes venus protéger la mosquée de mener des représailles. "C'est contraire à notre religion. Et je savais que si des musulmans participaient aux émeutes, les médias auraient concentré leur couverture sur eux", presse-t-il.

Gohar Ihsan (au centre) devant la banque alimentaire de la mosquée centrale, entouré des agents de sécurité Abdul Salam (à gauche) et Waqas (à droite) à Middlesbrough, en Angleterre, le 12 août 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Si Gohar Ihsan se dit surpris par l'ampleur des violences, il ne l'est pas de l'islamophobie manifestée "par certains" des émeutiers. Il la lie aux discours tenus depuis des années par des médias. "Dès qu'il y a un fait divers, si le coupable est musulman, c'est mentionné. Ce n'est jamais le cas s'il est chrétien, hindou ou bouddhiste", observe-t-il. Il évoque aussi la responsabilité des dirigeants politiques. L'ancien Premier ministre conservateur Boris Johnson avait notamment comparé les femmes qui portent la burqa à des "boîtes aux lettres", rappelle The Guardian. Le dirigeant du parti anti-immigration Reform UK, Nigel Farage, a quant à lui déclaré que les musulmans ne partageaient pas "les valeurs britanniques", souligne le même quotidien. "Tout cela a contribué à la situation actuelle : une explosion de violence raciste et la persécution des minorités", constate le chercheur Edward Anderson.

L'immigration toujours pointée du doigt

Assis dans un café du centre-ville, où les grands magasins comme House of Fraser ont mis depuis longtemps la clé sous la porte, Patrick Seargeant répète "s'opposer" aux émeutes. Le jeune candidat de Reform UK est arrivé deuxième dans la circonscription de Middlesbrough aux dernières élections législatives. Au niveau national, le petit parti d'extrême droite, qui refuse cette qualification, a obtenu un succès indéniable, avec plus de 4 millions de voix et cinq députés élus. "Il y avait toutefois des inquiétudes légitimes parmi les manifestants", plaide Patrick Seargeant, entre deux gorgées de café.

"La classe ouvrière blanche est abandonnée depuis des années par les partis traditionnels. Leurs craintes concernant l'économie, l'immigration de masse ou les changements culturels sont ignorées, ce qui crée un ressentiment propice à la violence."

Patrick Seargeant, représentant de Reform UK à Middlesbrough

à franceinfo

Le jeune Britannique accuse les "élites politiques" d'être "déconnectées des réalités", et d'avoir laissé les inégalités et les tensions raciales prospérer, notamment dans les régions les plus défavorisées d'Angleterre. "Elles ne comprennent pas la rancœur viscérale exprimée par les Britanniques. Et cela dure depuis les années 1980", insiste-t-il.

Patrick Seargeant, représentant du parti Reform UK dans la circonscription de Middlesbrough, le 13 août 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Ce point de vue est partagé par certains habitants. "Middlesbrough a beaucoup changé. Dans les années 1950, tout le monde était blanc", regrette Madame White*, une retraitée, attablée à l'heure du déjeuner dans un pub avec des amies. "Aujourd'hui, mon fils ne peut pas se loger car tous les logements sont attribués aux demandeurs d'asile", accuse-t-elle, amère. Selon un rapport parlementaire (PDF), la région du Nord-Est est celle qui accueille en proportion de sa population le plus grand nombre de demandeurs d'asile en Angleterre (26 pour 10 000 habitants). Une situation due aux politiques de relocalisation visant à loger les réfugiés à moindre prix.

Sur Parliament Road, l'une des artères les plus touchées par les émeutes, Janine est venue chercher du fil dans une quincaillerie historique de la ville. Elle ne met pas longtemps à parler d'immigration. "Je suis tout sauf raciste, mais la ville a tellement changé. Il y a beaucoup plus d'étrangers qui reçoivent des aides, sont logés par l'Etat...", énumère-t-elle, prévenant : "Il ne faut pas me lancer sur le sujet !"

"L'inégalité et la précarité créent des conditions propices aux discours populistes comme ceux de l'extrême droite. Il est certain que ces facteurs ont joué dans les émeutes racistes, islamophobes et fascistes que le pays a connu cet été."

Edward Anderson, chercheur en histoire à l'université de Northumbria

à franceinfo

Après les émeutes, les forces de l'ordre ont procédé à plus de 1 000 arrestations et plus de 500 inculpations dans tout le pays. A Middlesbrough, 28 personnes ont été poursuivies, le nombre le plus élevé après Londres, rapporte le quotidien britannique The Times. La majorité des prévenus sont de jeunes hommes blancs venant de milieux défavorisés. "Le gouvernement doit les écouter sinon il y aura encore des violences, admet, placide, Gohar Ihsan de la mosquée centrale. C'est la seule solution si nous voulons vivre en paix."

*Le nom a été modifié à la demande de l'intéressé(e).

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