Jack l'Eventreur enfin identifié ? On vous explique pourquoi cette nouvelle étude ne prouve rien
Publiée mi-mars, une étude menée par deux chercheurs prétend révéler l'identité du tueur en série grâce à une trace ADN. Mais leur méthodologie est très contestée.
C'est l'un des meurtriers les plus célèbres et, pourtant, on ne connaît toujours pas son identité. Le mystérieux Jack l'Eventreur, tueur en série qui a sévi à Londres, à la fin du XIXe siècle, continue d'obséder quelques historiens, généticiens et généalogistes, persuadés de pouvoir élucider ce mythique cold case.
Une nouvelle étude, publiée mardi 12 mars dans le Journal of Forensic Sciences (en anglais), prétend confirmer, analyses ADN à l'appui, l'une des principales pistes de la police de l'époque : Aaron Kosminski, un barbier polonais, serait bien Jack l'Eventreur. Mais ces travaux, qui relancent une théorie déjà publiée en 2014, doivent être pris avec la plus grande précaution.
C'est quoi, déjà, l'histoire de Jack l'Eventreur ?
Bienvenue à Londres, en 1888, dans l'Angleterre victorienne. La capitale est la ville la plus peuplée du monde, la révolution industrielle bat son plein. D'immenses quartiers ont poussé très vite pour loger une population grandissante en quête de travail. Dans l'est de Londres, Whitechapel voit s'entasser des dizaines de milliers de personnes "dans la misère et la crasse", comme le résume notre blogueur féru d'histoire Jean-Christophe Piot. La vie y est plus que précaire, la violence est partout, comme la maladie.
Dans cette atmosphère déjà difficilement respirable, une série de meurtres vient ajouter la terreur au dénuement. En trois mois, cinq femmes sont victimes d'assassinats barbares : Mary Ann Nichols, Annie Chapman, Elizabeth Stride, Catherine Eddowes (également appelée Kate Conway), Mary "Ginger" Kelly. Les corps sont retrouvés presque décapités, certains organes sont retirés, les visages et les organes sexuels tailladés. Les victimes ont toutes une quarantaine d'années, sauf la dernière qui a tout juste 25 ans. Contrairement à ce qui est souvent écrit, il n'y a aucune preuve qu'elles aient eu en commun d'être des prostituées. Mais elles étaient pauvres, certaines étaient sans abri, d'autres mariées et employées (de maison, par exemple), comme l'explique Hallie Rubenhold, qui leur a consacré un livre, au site HistoriaExtra (en anglais). A ces assassinats commis en 1888 à quelques rues de distance sont parfois ajoutés six autres, sans que personne puisse les relier aux cinq crimes dits "canoniques".
Pendant ces trois mois, des lettres sont adressées à la presse, signées "Jack" ou "Jack the Ripper". L'un de ces courriers est accompagné d'un morceau de rein humain. "L'autre morceau, je l'ai frit et mangé, c'était très bon", écrit l'auteur. La pression médiatique et populaire sur Scotland Yard est écrasante, l'enquête difficile. Car les indices sont maigres. Un témoin pense avoir aperçu une silhouette en chapeau et long manteau. Et un message accusant des juifs est inscrit à la craie sur un mur du quartier de Whitechapel. Pour éviter des violences contre la communauté juive, la police efface l'inscription. Les crimes ne seront jamais élucidés. Sont-ils le fait d'un seul tueur en série ? Ou bien de plusieurs meurtriers qui se seraient copiés entre eux ? A l'époque, la police identifie sept suspects, mais ne trouve aucun coupable.
Il y a une nouvelle théorie sur son identité ?
Dans un article publié par le Journal of Forensic Sciences (en anglais), le biochimiste Jari Louhelainen, de l'université John Moores de Liverpool, et son confrère David Miller, expert en reproduction et fertilité masculine à l'université de Leeds, examinent ce qu'ils pensent être "la seule preuve physique liée à ces meurtres, prélevée sur l'une des scènes de crime". En l'occurrence, un châle en soie retrouvé à côté du corps de Catherine Eddowes, la quatrième victime, taché de ce qui pourrait être du sang et du sperme.
Les deux scientifiques estiment que d'après leurs tests sur ces taches, "les séquences ADN complétées correspondent à la victime et au suspect". Ils affirment avoir mené "l'analyse ADN la plus systématique et la plus avancée à ce jour concernant les meurtres de Jack l'Eventreur". Leur étude conclut que "toutes les données collectées soutiennent l'hypothèse selon laquelle le châle porte le matériel biologique de Catherine Eddowes et que les séquences d'ADN mitochondrial obtenues à partir des taches de sperme correspondent aux séquences de l'un des principaux suspects de la police de l'époque, Aaron Kosminski".
Aaron Kosminski était un barbier, juif polonais, qui a vécu à Whitechapel. Né en 1865, il est arrivé en Angleterre en 1882 avec des membres de sa famille, probablement pour fuir les pogroms dans l'Empire russe. Scotland Yard l'a interrogé, comme d'autres suspects, à l'époque des faits, après des accusations portées par un autre juif polonais. Mais le témoin s'est rétracté et, faute de preuves, la police l'a relâché. Aaron Kosminski a par la suite été interné de longues années pour des troubles schizophréniques. Il est mort en 1919.
C'est scientifique, alors c'est crédible, non ?
Même en admettant que les chercheurs aient bien trouvé le sperme d'Aaron Kosminski sur un châle ayant appartenu à Catherine Eddowes, cela ne prouve pas le meurtre. Tout au plus une relation sexuelle entre ces deux personnes. Une relation qu'on ne peut pas prouver, ni exclure, les deux ayant fréquenté Whitechapel et la victime s'étant occasionnellement prostituée.
L'étude est par ailleurs truffée d'incertitudes, soulevées par de nombreux experts depuis la publication.
Un échantillon d'origine incertaine. Le généticien Adam Rutherford a rappelé en quelques tweets l'origine douteuse du châle sur lequel a été prélevé le "matériel biologique" utilisé par les auteurs de l'étude. Ce serait le seul vêtement de Catherine Eddowes encore conservé, selon lui. Et depuis 130 ans, il est passé de mains en mains, gardant peut-être au passage le matériel biologique d'un nombre indéfini de personnes. "Non seulement son propriétaire a été photographié tenant le châle à mains nues, mais il a en plus, apparemment, été en présence des descendants [de Catherine Eddowes] qui ont servi à comparer l'ADN", déplore Turi King, généticienne, sur Twitter (en anglais).
Un ADN mitochondrial peu bavard. Les deux chercheurs ont utilisé de l'ADN mitochondrial pour lier les taches au suspect. Pour faire très simple, les mitochondries sont les piles de nos cellules. Ces piles produisent, stockent et distribuent l'énergie nécessaire à leur fonctionnement et leur survie. Elles ont leur propre ADN, assez simple à décoder et qui peut être conservé pendant des milliers d'années.
Mais cet ADN mitochondrial n'est transmis que par la mère. Il est impossible qu'un suspect masculin l'ait transmis à des descendants, comme l'explique encore Turi King (connue pour avoir identifié Richard III grâce à son ADN) sur Twitter. Dans le meilleur des cas, l'ADN mitochondrial peut relier ces descendants à la mère du suspect, pas à lui directement.
En outre, en criminologie, l'ADN mitochondrial n'est fiable que pour exclure un lien entre deux personnes. Car des séquences identiques peuvent être portées par un très grand nombre de personnes. Conséquence : si un suspect ne porte pas de séquence commune avec un échantillon de référence (une trace de sperme sur un châle, par exemple), on peut l'écarter totalement. Mais s'il y a des points communs, cela ne peut pas suffire à l'incriminer (contrairement à l'ADN nucléaire, propre à chacun).
Un article peu précis. Les auteurs ne donnent que peu d'éléments précis quant à leur méthodologie : les séquences ADN de référence (prélevées sur des descendants) ne sont pas publiées. "A la place, il y a un graphique avec des séries de carrés de couleur", regrette le magazine Science (en anglais). "Comment cela a-t-il pu être publié ?" s'interroge Turi King face à cette absence de données précises. Les chercheurs arguent que leur publication est ainsi plus accessible aux non scientifiques.
Il y en a beaucoup, des théories comme ça ?
La théorie soutenue par Jari Louhelainen et David Miller n'est pas nouvelle. En 2014 déjà, Russell Edwards, homme d'affaires passionné par l'enquête sur les meurtres de Jack l'Eventreur, défendait cette version des faits dans son livre Jack l'Eventreur démasqué. Le détective amateur avait commandé une étude génétique au même Jari Louhelainen. Et, déjà, le généticien Adam Rutherford avait démonté cette hypothèse, dans une émission de la BBC, estimant que cette histoire de châle ne tiendrait pas longtemps devant un tribunal aujourd'hui.
Au fil des ans, la liste des suspects, plus ou moins sérieux, s'est allongée pour compter une centaine de noms et autant de théories, dont aucune n'est solide. On y trouve même Lewis Carroll, auteur des Aventures d'Alice au pays des merveilles, depuis qu'un de ses biographes a affirmé que certains textes de l'écrivain seraient en fait des aveux dissimulés sous forme d'anagrammes.
Mais alors, est-ce qu'on saura un jour qui était Jack l'Eventreur ?
Non, et peut-être faut-il arrêter d'essayer. "Il y a une industrie colossale autour des meurtres de cinq femmes par un homme connu sous le nom de Jack l'Eventreur. La question de son identité, j'en suis sûr, ne sera jamais réglée", affirme Adam Rutherford. Pour lui, ces publications constituent de "la science désastreuse et de l'histoire désastreuse" fondées sur "une vision fantasmée des meurtres brutaux de cinq femmes. Et nous devrions tous essayer d'être meilleurs que cela."
Nonsense like this paper and a gullible media does nothing but foment scientific and historical illiteracy built upon the grotesque romanticisation of the brutal murders of five women. And we should all try harder to be better than this.
— Dr Adam Rutherford (@AdamRutherford) March 18, 2019
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