"Beaucoup vont changer leur vote pour la première fois" : au Royaume-Uni, le Brexit chamboule les électeurs conservateurs
De nouvelles élections législatives se déroulent jeudi au Royaume-Uni, après une campagne largement focalisée sur le Brexit. Franceinfo s'est rendu dans deux circonscriptions conservatrices du sud du pays, où la sortie (ou non) de l'Union européenne change la donne politique.
Sous une pluie battante, le club de rugby de Cobham (Royaume-Uni) se remplit rapidement, mardi 10 décembre, à l'approche de l'intervention de Monica Harding. Dans cette circonscription d'Esher and Walton, au sud-ouest de Londres, la candidate locale du parti libéral-démocrate débute un meeting pour le moins surprenant, à deux jours des élections législatives anticipées. Lord Michael Heseltine, figure historique du Parti conservateur britannique, est venu... lui apporter son soutien. "Combien de personnes sont conservatrices ici ?" interroge l'un des membres du public. Derrière lui, plusieurs dizaines de mains se lèvent, encouragées par de chaleureux applaudissements. La raison de leur présence au meeting d'un parti concurrent ? Le Brexit, et un camp conservateur qu'ils ne reconnaissent plus.
Au cœur de la ceinture verte entourant la capitale britannique, le comté de Surrey compte, tel Esher and Walton, des circonscriptions largement acquises aux "Tories". Le nouveau scrutin, jeudi 12 décembre, pourrait changer cette donne. Car ici, le "non" à la sortie de l'Union européenne l'a emporté avec près de 60% des voix, relève The Guardian (lien en anglais). Au cœur de ces régions mélangeant villages boisés et villes moyennes, des territoires connectés à Londres et attachés à l'Europe, certains électeurs et politiciens de droite n'hésitent plus à dire "non" à leur propre famille politique et sa vision "dure" du Brexit.
Un nouveau terrain pour les Lib Dems
Face à une audience conquise, Michael Heseltine, 86 ans dont 68 fièrement "Tory", relate comment "l'histoire de [sa] vie est celle de l'implication de la Grande-Bretagne dans l'UE". L'ancien ministre raconte son enfance en temps de guerre, ses souvenirs de la construction européenne. Certaines décisions politiques, dit-il, sont plus importantes que d'autres. "Et notre relation avec l'Europe en est une", justifiant son soutien à une candidate libérale-démocrate pro-européenne.
Richard Flatau, moustache et cheveux blancs, écoute avec attention. Ce retraité de 75 ans, conservateur depuis plus d'un demi-siècle, votera "pour la première fois" pour un autre parti jeudi : les Lib Dems. Il a fait campagne pour Monica Harding dans sa ville, déposant brochures et faisant du porte-à-porte. Profondément "Remainer" (anti-Brexit), cet électeur voit le Brexit comme "une pure folie" et se refuse à "tolérer l'histoire d'amour entre Boris Johnson et l'extrême droite". "Le Brexit est au cœur de cette campagne, et plus important que toute autre question", défend-il. Son ami Richard Hillsdon, sympathisant de toute une vie du parti travailliste, abonde. Sa voix ira également à Monica Harding.
A deux jours du scrutin, la candidate libérale-démocrate a de sérieuses raisons d'être tout sourire. Cette mère de famille de 47 ans, ex-consultante en management, s'est lancée en politique en réaction au Brexit. La centriste recueillait, fin novembre, 41% des intentions de votes à Esher and Walton, d'après un sondage (lien en anglais). Soit quelques points de moins que son rival pro-divorce Dominic Raab, député depuis 2010 et ex-secrétaire d'Etat au Brexit. Au fil de sa campagne, celle qui défend corps et âme "l'arrêt du Brexit" a vu des électeurs conservateurs et travaillistes grossir ses rangs. Si bien qu'aujourd'hui, "la majeure partie de nos électeurs sont des conservateurs pro-européens", souligne-t-elle.
Ils haïssent le Brexit et ils ont le sentiment que le parti conservateur n'est plus le parti pour lequel ils ont voté par le passé. C'est un parti qui est allé trop à droite.
Monica Harding, candidate du parti libéral-démocrateà franceinfo
Dans la circonscription voisine de Guildford, ville réputée pour ses sociétés de jeux vidéo, son homologue libérale-démocrate constate le même élan. Le 7 décembre, un sondage (lien en anglais) donnait même Zöe Franklin à 40% des intentions de vote, contre 41% pour sa rivale conservatrice soutenue par Boris Johnson. "Lors de l'élection législative de 2017, nous étions à 23,9%", rappelle la libérale-démocrate. "Vous voyez bien le changement qui s'opère."
A la veille du scrutin, la candidate pro-européenne rejoint trois jeunes volontaires pour une nouvelle session de porte-à-porte, parapluie à la main et bonnet sur la tête. Cette mère de 38 ans discute du Brexit avec les quelques habitants ouvrant leur porte. "C'est le premier sujet qui vient, commente-t-elle. Beaucoup de gens nous disent qu'ils ont voté conservateur toute leur vie et qu'ils votent désormais libéral-démocrate. Et il n'y a jamais eu autant d'anciens 'Tories' parmi nos bénévoles", constate la trentenaire.
"Je préférerais me sectionner les membres"
Jeudi, Zöe Franklin pourrait avoir comme électeurs David et Elizabeth Pillinger, un couple habitant un quartier résidentiel de Guildford. Ces parents de quatre enfants, professionnels de la finance et nostalgiques de Margaret Thatcher, votent depuis toujours pour les "Tories". Fervents défenseurs d'une économie de marché, ils soutiennent la liberté de circulation et l'Union européenne, eux qui ont vécu en France, en Belgique ou en Italie. Elizabeth Pillinger souligne que, pour la première fois, elle "change de camp". "Je préférerais me sectionner les membres plutôt que de voter conservateur !"
Rester dans l'Europe, c'est simplement du bon sens pour moi. L'Europe est notre voisine ! Et il est évident que vous voulez être avec vos voisins. Le Brexit, c'est comme si l'on me demandait de quitter ma rue.
Elizabeth Pillingerà franceinfo
Comme son épouse, David Pillinger votera aussi contre son parti, qu'il juge "chauviniste, à la mentalité nationaliste". Ce dernier s'est engagé en politique une seule fois dans sa vie : en 2016, pour la campagne du "Remain". "Je crois profondément au marché commun, explique le directeur financier. Vous ne mettriez pas de frontière entre ici et Manchester. Pourquoi en mettre une entre ici et Paris ?" David Pillinger s'inquiète de voir le secteur des technologies, dynamique dans la ville, souffrir en raison du Brexit. Nombre de ses salariés sont européens.
Le couple hésite toutefois entre Zöe Franklin et une autre de ses concurrentes "Remainers" : Anne Milton. "Je l'apprécie beaucoup, elle a de l'expérience", relève David Pillinger. Et pour cause : depuis quatorze ans, cette élue conservatrice représente Guildford à la Chambre des communes britannique. Cette année pourtant, elle s'est présentée sous une étiquette indépendante.
"Je n'ai pas quitté le parti, le parti m'a quitté"
Brochures à la main et autocollants de campagne sur le manteau, Anne Milton, 64 ans, court d'un commerce à l'autre en ce début d'après-midi. "Bonjour ! Nous avons une élection jeudi, je vous laisse quelques dépliants", lance avec énergie la candidate aux baskets et mèches roses, couleur de sa campagne. Pendant deux heures, elle sillonne sa circonscription en voiture, discutant allègrement avec ses potentiels électeurs.
Indépendante, Anne Milton ne l'était pas il y a quelques mois. La parlementaire, membre du parti conservateur depuis 1992, est l'une des 21 députés "rebelles", exclus en septembre pour s'être frontalement opposés à Boris Johnson au Parlement. "A mon sens, nous ne devions pas sortir de l'Union européenne sans accord", défend cette ancienne ministre qui avait voté "non" au Brexit en 2016. "Si vous ne souhaitez plus que des gens qui sont d'accord avec vous, alors vous n'avez plus de démocratie représentative", poursuit-elle, dans une référence explicite au Premier ministre. "Je suis modérée, centriste, et ce parti n'a plus de place pour moi. Le parti que j'ai connu a disparu." Celui qui l'a remplacé, assure-t-elle, "ne dit pas la vérité".
J'étais tellement sûre que quitter l'Union européenne était une erreur que ce n'était pas si difficile de quitter le parti (...) Mais le quitter, c'était un peu comme un divorce.
Anne Milton, candidate "Remainer"à franceinfo
A bientôt 65 ans, Anne Milton a tenu à se représenter après "quelque 500 e-mails d'habitants m'encourageant à me présenter comme indépendante". La candidate, créditée de seulement 7% des voix, reste confiante à l'approche des élections. Elle mise sur son expérience et sa popularité locale, et soutient l'idée d'un "référendum de confirmation" sur l'accord de Brexit, bien plus démocratique, selon elle, que la politique anti-Brexit des Lib Dems. Elle sait qu'ici, nombre de conservateurs sont "modérés".
Au cœur d'High Street, artère commerciale de Guildford comptant bâtiments du XVIIe siècle et boutiques huppées, un couple d'octogénaires a décidé de voter pour elle. Conservateurs et "remainers", Norah et Tony disent "en avoir assez de nos politiciens, à commencer par le bazar qu'ils ont fait du Brexit". "Boris Johnson est comme Trump, il fait des promesses ridicules", commente Norah. "Lui et le Brexit font qu'il est impossible de voter conservateur, et Anne Milton a été une bonne députée." "Elle s'est battue pour ce en quoi elle croyait", poursuit son mari.
Gordon Jackson, autre figure conservatrice de la politique locale, a suivi le même chemin qu'Anne Milton. Le 16 septembre, cet ancien maire de Guildford a quitté "avec le cœur lourd et énormément de regrets" le parti qu'il soutenait depuis trois décennies. "Ayant travaillé dans le commerce international pendant plus de trente-cinq ans, j'ai vu l'importance d'une relation forte avec nos partenaires européens", peut-on lire dans sa lettre de démission. "Nous devrions travailler à créer des liens plus forts avec nos amis européens, pas à les éloigner."
L'arrivée de Boris Johnson au pouvoir, en juillet, fut le point de départ du divorce entre Gordon Jackson et son organisation politique. La décision du Premier ministre de suspendre le Parlement afin d'éviter un nouveau blocage du Brexit fut le point de non-retour. "Le parti s'est embarqué dans le fiasco du Brexit. Ce n'est pas moi qui l'ai quitté, c'est lui qui m'a quitté", défend avec flegme l'homme de 67 ans. "Si j'entends une nouvelle fois 'réaliser le Brexit' (le slogan de Boris Johnson), je ne sais pas ce que je vais faire", sourit-il, dénonçant le virage vers l'extrême droite pris par les "Tories".
Dans sa circonscription voisine de Guildford, Gordon Jackson votera donc libéral-démocrate. Une première. Quelle sera l'issue de l'élection dans cette région d'Angleterre sensiblement attachée au Vieux continent ? "Beaucoup de gens vont changer leur vote pour la première fois de leur vie", juge l'ancien édile. Certains voteront contre le Brexit, mais d'autres, "Leavers", voteront conservateur. C'est le cas de Stephen Nevin. Membre des Lib Dems, ce retraité d'un village proche de Guildford a quitté le parti après avoir voté pour une sortie de l'Union européenne. Jeudi, il votera "Tory" "le cœur lourd", "à cause du Brexit". Combien seront-ils, parmi les Britanniques, à faire de même ?
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