"En tant que reine et en tant que grand-mère..." : le jour où Elizabeth II s'est réconciliée avec les Britanniques en honorant Lady Diana
Le vendredi 5 septembre 1997, la reine rentre à Londres. Depuis la mort de la princesse Diana, le 31 août à Paris, elle est restée silencieuse dans son château écossais de Balmoral, où la famille royale passait ses vacances au moment du drame.
Une Rolls Royce sombre s'avance lentement vers Buckingham Palace. De part et d'autre du Mall, la large avenue qui longe le parc Saint-James jusqu'au palais royal, des dizaines de milliers de personnes observent dans un calme irréel l'imposant véhicule s'arrêter devant les grilles. La reine Elizabeth II, morte jeudi 8 septembre 2022, est avec son époux, le prince Philip, lorsqu'elle en descend. Sous l'œil des caméras du monde entier, la petite silhouette vêtue de noir contemple pour la première fois l'énorme matelas multicolore composé de centaines de milliers de bouquets de fleurs, de peluches et de dessins qui s'est formé au fil des heures devant son royal domicile.
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Nous sommes le vendredi 5 septembre 1997, cinq jours après la mort de l'ex-belle-fille de la reine, la princesse Diana, tuée dans un accident de voiture dans la nuit du 31 août à Paris. Cinq jours d'un silence à la fois assourdissant et inaudible pour les sujets de "Sa Majesté", pour beaucoup dévastés par la nouvelle.
Mais ce jour-là, à 14h20, "la seule - et simple - chose que la foule a attendue toute la semaine s'est enfin produite : la reine est revenue à Buckingham Palace", commente presque soulagé, le journaliste de la BBC qui assure le direct*. Elizabeth II et les siens s'étaient jusqu'alors murés dans leur résidence estivale de Balmoral, en Ecosse. De retour à Londres, la reine doit remplir la plus cruciale des missions : retrouver l'affection de ses sujets afin de préserver la monarchie. Quitte à, pour la première fois de son règne, tordre sous la pression populaire l'usage et le protocole attachés à l'institution.
"Nous ne détestons pas la reine, mais nous aimons Diana"
Mûs par l'émotion collective, les sujets de "Sa Majesté" se retrouvent spontanément aux abords des résidences royales. Devant la chapelle où repose le corps de Lady Di, il faut patienter dix heures pour écrire un mot dans les livres de condoléances. Dans ces files interminables, les Britanniques pleurent et, l'attente aidant, soufflent leur exaspération aux micros tendus. "Nous ne détestons pas la reine, mais nous aimons la princesse Diana, précise une femme à une journaliste australienne*. Elle était notre princesse et nous voulons savoir si la reine s'en soucie et si, elle aussi, est en deuil."
Cloitrée à Balmoral avec son mari et, surtout, ses deux petits-enfants William et Harry, Elizabeth II n'a pas réagi à la tragédie. Par ce silence, elle n'est pas juste à 800 kilomètres de la capitale : elle lévite à 800 années-lumière des préoccupations de ses sujets.
Mais depuis son divorce avec Charles en 1992, Diana n'est plus une "royal". Tout juste tolérée dans l'entourage en tant que mère des deux jeunes princes, ci-gît la "princesse des cœurs", dans le néant protocolaire. Le jeudi 4 septembre 1997, alors que les bâtiments publics ont tous fait flotter l'Union Jack à mi-mât, il y a à Buckingham Palace "un énorme poteau totalement vide et les gens ne comprennent pas pourquoi", déplore une passante interrogée par CNN*. "Ils disent [qu'il n'y a pas de drapeau] parce que la reine n'est pas présente, mais quel est le rapport ?, tranche la passante en deuil, résumant le (res)sentiment national. Peut-être que la reine devrait être là."
"Parlez-nous madame. Votre peuple souffre", plaide The Mirror dans son édition du même jour. "Où est notre reine ? Où est le drapeau ?", renchérit le London Sun. "Les Windsor ont-ils un coeur ?", s'interroge le Daily Mail.
Elizabeth et Philip, attendus à Londres pour les funérailles prévues le samedi, se décident à avancer de quelques heures leur arrivée pour tenter de réparer les dégâts. Le palais communique : le drapeau sera hissé pour les funérailles et, avant cela, la reine s'exprimera face à la nation. Le vendredi matin, Charles et ses deux fils montent dans un avion pour Londres, Elizabeth et Philip dans un autre. Le couple s'envole de l'aéroport d'Aberdeen et se présente à la foule dès le début d'après-midi.
"C'est courageux de sa part d'être venue, après avoir essuyé tant de critiques"
"L'attitude de la foule était désagréable et ça, c'est quelque chose que je n'avais jamais, jamais vu à l'occasion d'une apparition royale", se souvient Enid Jones, une Britannique venue exprès de Brighton avec sa petite-fille Katie, et interrogée dans le documentaire Diana : 7 Days That Shook The Windsors.
"Vous savez, d'habitude, quand la reine passe, les gens applaudissent, l'acclament, lui font des signes. Ils ne restent pas juste plantés là."
Enid Jonesdans le documentaire "Diana : 7 days that shook the Windsors"
La reine s'approche de la fillette qui brandit un bouquet de fleurs. "Elle m'a demandé si je voulais qu'elle les dépose avec les autres. J'ai répondu : 'Non madame, elles sont pour vous'. Là, elle m'a pris la main, elle tremblait", se remémore Katie. "Vous êtes sûre ?", interroge la monarque, incrédule. "Je pense que vous les méritez. Je pense que vous avez eu raison de rester avec vos petits-fils. (...) Si ma maman venait de mourir, je voudrais que ma grand-mère reste avec moi", poursuit l'enfant. Elizabeth II "avait les larmes aux yeux", se souvient Enid Jones, citée cette fois par la BBC*.
La reine se rend ensuite au Palais Saint-James, où elle passe quinze minutes à se recueillir devant le cercueil de Diana, avant de retourner saluer les Britanniques. Angela Powell, une jeune Galloise venue exprès de Swansea, remarque que "la reine [parle] très lentement et dit qu'elle [est] très triste", raconte-t-elle au New York Times*. ''Elle était si émue qu'elle avait du mal à parler", renchérit une Londonienne, Caroline Berry. "C'est courageux de sa part de venir ici après avoir essuyé tant de critiques", concède Charlie Hurst, du Staffordshire.
Courageux, mais indispensable. Car en choisissant, malgré la pression du gouvernement et des médias, de rester à Balmoral avec ses petits-fils, "c'est la première fois, au cours d'un long règne, que la reine a fait passer sa famille avant ses sujets", écrit la biographe Tina Brown dans The Diana Chronicles. La souveraine doit désormais s'en expliquer. Car "elle sait mieux que quiconque que si elle ou la famille royale perdent l'affection du public, alors leurs jours sont comptés", explique le journaliste du Daily Mail Richard Kay, dans le documentaire consacré à cette semaine cruciale de son règne.
Un texte "frisquet" et "impersonnel"
La reine doit s'adresser la nation depuis Buckingham Palace, en fin d'après-midi. En soi, cette allocution est déjà un évènement historique. Hormis le traditionnel message de Noël, la monarque ne prend presque jamais la parole ainsi. A l'époque, cela ne s'est produit qu'une fois, en 1991 : une prière à l'adresse des soldats engagés dans la guerre du Golfe. Le secrétaire privé de la reine (et époux de la sœur de Diana) Robert Fellowes, son attaché de presse Geoffrey Crawford et le conseiller de la cour David Airlie s'attellent à rédiger un premier jet. Ils le proposent à Elizabeth II et au prince Philip, qui l'amendent à leur tour.
Puis le texte file au 10 Downing street, la résidence du Premier ministre, et atterrit sur le bureau d'Alastair Campbell, responsable de la communication du gouvernement travailliste. Ici, on trouve le ton "frisquet" et "impersonnel", raconte le biographe Robert Lacey dans son livre Monarch : the life and reign of Elizabeth II.
Quelques jours plus tôt, Alastair Campbell a imaginé la formule "princesse du peuple" pour décrire Diana. Une fulgurance adoptée par le Premier ministre Tony Blair dans l'une des allocutions les plus marquantes de sa carrière. Alastair Campbell a une nouvelle idée : et si la monarque s'exprimait "en tant que reine et en tant que grand-mère" ? L'annotation revient à Buckingham Palace, qui approuve cette formulation révolutionnaire. Et pour cause : elle place la reine au rang de femme ordinaire. Monarque et mamie.
"Dieu merci, elle est de retour aux commandes"
Dans le bureau d'Elizabeth II, à Buckingham Palace, caméra et micros sont installés. La reine se tient prête, dos à la fenêtre, dans son tailleur noir, de grandes lunettes à la monture transparente sur le nez. Elle lira son allocution en direct. Là encore, un fait inédit, qui donne des sueurs froides à l'ingénieur du son de la BBC. Dans cette immense salle, haute sous plafond, il s'arrache les cheveux. La tension monte.
Quelques minutes avant le direct, on ouvre la fenêtre pour prendre l'air. Le murmure de la foule, calme et réconfortant, arrive aux oreilles des dizaines de techniciens. C'est parfait. Quand Elizabeth entame son discours, à 18 heures, 32 millions de téléspectateurs voient et entendent le peuple rassemblé derrière sa souveraine, unis ensemble face à la tragédie.
"Ce n'est pas facile d'exprimer la perte, quand le choc initial s'accompagne d'un tel mélange d'émotion : l'incrédulité, l'incompréhension, la colère et l'inquiétude pour ceux qui restent", commence la reine.
"Nous avons tous ressenti ces émotions, ces derniers jours. Donc, ce que j'ai à vous dire aujourd'hui, en tant que reine et en tant que grand-mère, je vous le dis du fond de mon cœur."
Elizabeth IIlors de son allocution
"D'abord, je veux moi-même rendre hommage à Diana. Elle était un être humain exceptionnel et doué", poursuit-elle, rendant hommage à son sourire, sa gentillesse et son dévouement envers les autres, dont ses deux fils.
Le discours porte immédiatement ses fruits. "Elle a retourné la situation. J'ai eu la gorge serrée, j'ai pensé : 'Dieu merci, elle est de retour aux commandes'", témoigne auprès du biographe Robert Lacey un journaliste du Sun, qui regarde l'allocution dans un pub de la capitale.
La BBC* tend son micro à des Britanniques. "C'était un très bon discours. J'espère qu'elle dit vrai quand elle dit que ce sont ses mots et j'espère qu'ils [les Windsor] apprennent à communiquer avec les gens. C'est ce que le public veut", réagit Joan McSweeny, venue de l'Essex. Rassuré, le peuple a accepté la discrète main tendue par Elizabeth. Dans sa biographie, Robert Lacey analyse : "La cheffe d'une monarchie millénaire venait de rallier les troupes au sens traditionnel du terme, tout en s'arrangeant, dans un langage contemporain, pour dire au peuple qu'elle partageait sa douleur." Une reine un peu plus moderne.
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