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Récit "Chaque fois que je la voyais, elle avait l'air malheureuse" : le calvaire de Sophie, jeune fille au pair tuée à Londres

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Photo non datée de Sophie Lionnet. Le corps de la jeune fille de 21 ans a été retrouvé calciné, le 20 septembre 2017, dans le jardin de la famille qui l'employait au pair.  (DR)

Cette Française de 21 ans était partie dans la capitale britannique en janvier 2016. Son corps calciné a été retrouvé dans le jardin de ses employeurs, le 20 septembre dernier. Entre-temps, la jeune femme a vécu une longue descente aux enfers. Le procès de ses employeurs s'ouvre lundi à Londres.

Il est autour de 18h30, ce mercredi 20 septembre, quand la police de Londres reçoit un appel en provenance du très chic quartier de Wimbledon. Les voisins sont inquiets : une épaisse fumée blanche, à l'odeur nauséabonde, s'échappe du jardin d'une propriété. Les agents se présentent au 164, Pulborough Road. Ils tombent alors sur une scène surréaliste : un homme est en train de brûler un corps derrière sa maison.

Cet homme, c'est Ouissem Medouni, un Français de 40 ans. Il vit là avec sa compagne, Sabrina Kouider, 34 ans, elle aussi française et mère de deux garçons, de 9 et 6 ans.

Un rêve de jeune fille

Le corps qui gît au milieu des flammes est si dégradé qu'il n'est pas possible d'en déterminer le sexe. Mais les enquêteurs pressentent très vite qu'il s'agit de Sophie Lionnet, une jeune fille au pair de 21 ans, originaire de l'Yonne. Sa carte d'identité est retrouvée sur les lieux.

La victime est formellement identifiée par Scotland Yard deux semaines plus tard. Entre-temps, les révélations sur le long calvaire qu'elle semble avoir vécu dans cette maison estimée à plus d'un million d'euros, comme aiment à le rappeler les tabloïds anglais, émergent les unes après les autres dans les médias.

>> ENQUETE FRANCE INFO. "On se retrouve emprisonnée, on accepte tout" : des jeunes filles au pair racontent leur calvaire dans leur famille d'accueil

Tout commence en janvier 2016, après l'anniversaire de Sophie Lionnet, le 7. Cette jeune fille fluette aux longs cheveux bruns ondulés et aux yeux bleus cernés de lunettes vient de souffler ses 20 bougies et va réaliser son rêve : partir en Angleterre comme jeune fille au pair afin de perfectionner son anglais et, surtout, financer des études de cinéma. "Ses parents n'avaient pas pu les lui payer, alors elle a d'abord fait un CAP petite enfance", explique à franceinfo Stéphanie*, sa meilleure amie du lycée professionnel Vauban, à Auxerre. "Elle adorait les enfants", souligne-t-elle, décrivant une personne "très gentille, timide et joyeuse". Suivie par la mission locale de Sens, Sophie Lionnet affine son projet. Mais c'est par une connaissance qu'elle trouve sa famille d'accueil à Londres. "Une de ses copines l'a mise en relation avec le frère de Sabrina Kouider, qui cherchait une nounou", relate sa mère, Catherine Devallonné, à franceinfo. 

Photo de Sophie Lionnet à la patinoire de Troyes (Aube), postée sur Twitter le 27 octobre 2015. (DR)

Payée 56 euros par mois

Sophie Lionnet s'envole donc pour la capitale britannique, ses rêves en tête. Le sort qui l'attend a tout du mauvais conte. Selon plusieurs de ses amies, la jeune fille au pair se voit proposer un salaire de 50 livres, soit 56 euros par mois, pour s'occuper des deux garçons mais également faire le ménage, les courses et la cuisine. Les premières photos qu'elle publie sur Facebook laissent pourtant entrevoir une vie de strass et de paillettes. Sophie y apparaît en robe de soirée, aux côtés de stars du cinéma et de sa patronne, une femme qui évolue dans l'univers des soirées fashion de Londres depuis sa rencontre avec Mark Walton, le créateur du boys band des années 1990 Boyzone, devenu multimillionnaire. Malgré leur séparation, Sabrina Kouider semble avoir gardé son train de vie et ses fréquentations. En société, elle se présente comme maquilleuse, styliste et photographe. 

La réalité est moins glamour. Selon une enquête du magazine "66 minutes" pour M6, cette gravure de mode aux cheveux de jais, originaire d'une cité sensible de Vitry (Val-de-Marne), a une vie chaotique. Nafissa, de son vrai prénom, rencontre Ouissem Medouni dans son quartier quand elle a 19 ans. Elle tombe amoureuse de ce jeune homme prometteur, étudiant en école de commerce. Mais la relation est passionnelle et houleuse. Nafissa-Sabrina, décrite par une cousine comme voulant s'extraire de son milieu d'origine, rencontre un autre garçon, Anthony, maçon. Sans diplôme, elle travaille comme serveuse et le couple vivote, jusqu'à ce qu'elle se volatilise. Anthony reçoit des nouvelles un an et demi plus tard. Son ex lui annonce qu'il est papa d'un petit garçon et qu'elle mène désormais la grande vie à Londres. Sabrina a un deuxième enfant avec Mark Walton, avant leur rupture. 

Mère seule avec deux enfants, elle tente de monter plusieurs affaires, dont une crêperie, comme en témoigne une amie anglaise dans le magazine de M6. Mais rien ne marche et Sabrina Kouider finit par vivre grâce aux aides sociales, selon cette ancienne connaissance. Elle tombe alors de nouveau sur Ouissem Medouni, qui travaille dans la finance à Londres. Le couple se reforme. 

Facebook comme seul lien

Selon Patrick Lionnet, le père de Sophie, sa fille lui a fait part de tensions dans la maison. "Mais dans quelle famille n'y a-t-il pas de tension ?" s'interroge-t-il sur RTL, soulignant qu'il n'a jamais pensé, "à aucun moment", que son enfant unique pouvait courir un danger. Les contacts avec elle, à cette période, se font rares et se limitent à internet. "J'avais des messages ou des vidéos sur Facebook", se souvient-il. Selon plusieurs amis, c'est sur le réseau social qu'il l'a prévenue de la mort d'un oncle, regrettant qu'elle ne puisse venir à l'enterrement. Il lui a aussi annoncé que son petit ami français, lassé de ne pas avoir de ses nouvelles, la quittait. "Son père lui rappelait de faire sa déclaration Pôle emploi, mais elle ne répondait pas", témoigne un ami, Jean, pour franceinfo. 

Catherine Devallonné, elle, a eu quelques contacts téléphoniques avec sa fille. Mais elle confirme qu'elles s'appelaient peu : "Elle m'a dit que le petit garçon avait fait tomber son portable dans les toilettes et qu'elle n'avait plus qu'un téléphone à recharge. Ça lui coûtait cher d'appeler et à moi aussi." Mère et fille échangent sur Facebook "entre une fois par mois et une fois tous les deux mois". Sophie ne rentre pas non plus pour l'enterrement de son arrière-grand-père.

Elle travaillait beaucoup. Je ne savais pas toute la vie qui se tramait derrière.

Catherine Devallonné, la mère de Sophie Lionnet

à franceinfo

Idem du côté de ses copines. Stéphanie et Sophie se parlent de temps en temps sur Messenger. En octobre 2016, une amie commune transfère à Stéphanie une photo dont l'origine n'a pu être identifiée avec certitude par franceinfo. On y voit des marques sur le cou et le buste de Sophie Lionnet. Ses amies s'interrogent : s'agit-il de griffures de chat ou de coups ? A la même période, la jeune fille au pair publie un message sur Facebook : "J'ai l'impression qu'être venue en Grande-Bretagne c'est comme si j'avais commis un crime. Etes-vous jaloux ou autre ? Je ne comprends pas, je travaille, je ne suis pas en vacances !" Une forme de réponse à tous ceux qui s'inquiètent de ne pas avoir de nouvelles et lui demandent quand elle compte rentrer en France. "Elle disait toujours 'bientôt'... Mais repoussait à chaque fois", pour des problèmes d'argent et d'organisation, confirme un ami dans Le Parisien. Ces messages de proches inquiets ont été supprimés de sa page Facebook "peu de temps avant l'annonce de sa mort", note Stéphanie.

"La dernière fois que j'ai eu de ses nouvelles, c'était le jour de Noël. Sur la vidéo, elle avait l'air très fatiguée et me disait qu'elle ne pouvait pas rentrer parce que son salaire ne lui avait toujours pas été versé", se souvient Stéphanie. Elle s'insurge : "'Elle m'a dit qu'elle devait faire des crêpes et les vendre pour avoir un peu d'argent." La dernière publication de Sophie sur Facebook date de janvier 2017. Elle partage un album photo d'une sortie scolaire datant d'il y a cinq ans, avec un émoji "pensive". 

Exploitée, maltraitée et sous-alimentée ?

A posteriori, sa meilleure amie se souvient que Sophie Lionnet se "laissait faire et n'osait jamais rien dire au lycée quand on l'embêtait. Je prenais toujours sa défense. Elle était très influençable." Les questions se bousculent : "Est-ce que son employeuse la manipulait ? Pourquoi n'a-t-elle pas essayé de nous appeler ? Elle devait avoir peur qu'ils l'entendent." Juliette, une autre camarade de lycée, précise que Sophie était "très discrète sur sa vie privée, on ne voyait jamais les soucis sur son visage." Mais elle la qualifie de battante. Sur une vidéo postée par la jeune fille au pair sur YouTube en novembre 2016, on la voit en train de prendre un cours de boxe à Londres. Sur son compte Twitter, actif jusqu'à la même date, cette ancienne fan de Mylène Farmer se fait militante, défendant la cause des animaux et partageant des pétitions contre la vente d'armes à l'Arabie saoudite. 

Si son activité sur les réseaux sociaux s'interrompt brutalement fin 2016-début 2017, les habitants du quartier de Wimbledon, eux, la croisent tous les jours avec les enfants. "Je la voyais sur le chemin de l'école. Elle n'était pas très souriante et toujours vêtue de vêtements sombres, témoigne Caroline* pour franceinfo. Ce qui m'avait étonnée, c'était de la voir parfois le week-end avec le plus petit. Cela m'a donné le sentiment qu'elle travaillait beaucoup", ajoute cette mère de deux enfants, scolarisés dans la même école que ceux de Sabrina Kouider. Les autres témoignages recueillis par les médias anglais laissent à penser que Sophie Lionnet était exploitée, maltraitée et sous-alimentée. Selon le gérant d'un restaurant de fish and chips, la jeune fille n'était plus que l'ombre d'elle-même.

Elle venait ici presque tous les jours en larmes, je lui donnais à manger et à boire. Elle était très mince.

Michael Croner, gérant d'un restaurant

au "Times"

"Sophie était toujours très occupée avec les enfants", ajoute dans le quotidien britannique une amie de Sabrina Kouider, qui leur rendait souvent visite à la maison. "A chaque fois que je la voyais, elle avait l'air malheureuse. Elle disait qu'elle voulait rentrer chez elle mais qu'elle s'était engagée auprès de la famille et qu'elle n'en avait pas les moyens. Elle portait toujours les mêmes vêtements."

Le silence des voisins

Pire, certains affirment avoir été témoins de violences physiques. Les langues se délient, sans que l'enquête ait pu pour l'instant établir la véracité de ces propos, ni le mobile de l'homicide. Les enfants du couple, témoins privilégiés, doivent être entendus par les enquêteurs. "Une amie intime de Sabrina [Kouider] m’a raconté qu’elle l’a vue plusieurs fois en pleurs, avec des bleus", rapporte une voisine au journal L'Union (article abonnés). "Elle a assisté à une scène... pire que pour des animaux ! Sophie était dans un coin, par terre, en train de manger un bol de riz blanc, sans rien d'autre qu’un peu de citron pour faire couler. Sabrina est arrivée, lui a crié dessus, lui a tiré les cheveux. Elle était maltraitée. Sophie ne s’est jamais défendue et Sabrina avait la passion de la frapper." 

Devant les caméras de "66 Minutes", une amie de Sabrina Kouider raconte qu'elle était chez une voisine lorsqu'elle a vu Sophie débarquer affolée, début août :

Sophie était complètement massacrée physiquement, elle ne faisait que pleurer, elle n'avait même pas un téléphone.

Une amie de Sabrina Kouider

à "66 Minutes"

Cette amie lui prête son portable. "Elle m'a envoyé un texto avec le téléphone d'une voisine", confirme sa mère dans l'émission. Sophie lui demande : "Est-ce que tu peux me redonner 40 euros" pour acheter un billet retour ? La date est fixée au 7 août. Mais le lendemain, Catherine Devallonné reçoit un appel de Sabrina Kouider, l'informant d'un "petit malentendu" avec Sophie, qui "rentrera un peu plus tard". Elle n'aura plus de nouvelles jusqu'à l'annonce de la mort de sa fille.

Catherine Devallonné montre une photo d'enfance de sa fille, Sophie Lionnet, le 30 septembre 2017, à son domicile.  (MAXPPP)

Personne n'a cru bon de signaler la situation. Aujourd'hui, la mère de Sophie Lionnet s'interroge : pourquoi ces témoins n'ont-ils pas prévenu la police ? Elle affirme à franceinfo qu'elle compte porter plainte pour non-assistance à personne en danger.

Présentés fin septembre devant le tribunal de l'Old Bailey, la cour criminelle de Londres, les deux suspects ont été interrogés par vidéoconférence depuis les prisons où ils sont détenus. Sabrina Kouider est apparue en larmes, criant en français : "Je n'ai rien fait (...) Je n'ai jamais tué." Ouissem Medouni n'a, lui, manifesté aucune émotion. Leur procès s'ouvre lundi 19 mars 2018 devant la cour criminelle de l'Old Bailey à Londres (Royaume-Uni).

Cette affaire a provoqué une vive émotion parmi les jeunes au pair travaillant au Royaume-Uni. Sur Facebook, une page a été ouverte en hommage à Sophie Lionnet, dont le visage est devenu le symbole d'une dérive gravissime dans ce genre d'expérience. Les membres du groupe ont organisé une marche, dimanche 8 octobre, à Londres, avec ce slogan : "Au pair ne signifie pas esclave."

* Les prénoms ont été modifiés

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