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La pauvreté prend des proportions alarmantes en Russie

A cause de la récession, la Russie compte 3 millions de pauvres supplémentaires depuis un an. Un tiers ou plus de la population pourrait être atteint par cette nouvelle pauvreté. La classe moyenne et les retraités sont les plus touchés. Entre système D et habitude des privations, la survie s'organise tant bien que mal. Quelles peuvent être les conséquences pour le pouvoir ?
Article rédigé par Miriam Palisson
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Un repas caritatif préparé et distribué au pied de la cathédrale de Stavropol par une association d'anciens alcooliques et toxicomanes, le 10 janvier 2016. (Eduard Korniyenko / Reuters)
La pauvreté pourrait toucher en 2016 un tiers ou plus de la population russe. Le pays compte 3 millions de pauvres supplémentaires depuis un an, selon les données officielles. Un chiffre qui a presque doublé (+44%) entre 2014 et 2015 et n'a pu que gonfler depuis, avec le pic qu'a connu la crise du rouble en janvier dernier. D'après les données communiquées le 28 février par le ministre russe du Travail, Maxime Topiline, 19 millions de Russes (sur 143 millions d'habitants) vivent désormais sous le seuil de pauvreté. Selon le Figaro, en juin 2015, ils étaient déjà plus de 22 millions, soit 15% de la population. 

La plus grave récession depuis vingt ans
Le seuil de pauvreté, corrigé chaque trimestre par le gouvernement, est actuellement fixé à 9.662 roubles par mois (environ 120 euros). Le salaire minimum (6.400 roubles) n'en couvre que la moitié. Ces nouveaux pauvres sont, à 60%, voire 70%, des familles avec enfants. «C'est la première fois depuis vingt ans qu’une crise touche autant de simples citoyens et se répercute aussi fortement sur le quotidien des Russes», analyse un expert du Centre d’analyse macroéconomique, Dmitri Bielooussov, interrogé par le Courrier de Russie. La crise de 2008 n'avait pas entamé la prospérité, mais cette fois, une réelle chute des revenus, des salaires et du pouvoir d'achat se profile pour 2016 et 2017. 
Le 20 janvier 2016 à Moscou, où, selon les statistiques officielles, 16.000 personnes vivraient dans la rue - 60.000, selon d'autres sources.  (Nikita Shvetsov / Anadolu Agency /AFP)

Inflation, chômage, baisse des salaires et des revenus réels
La baisse des salaires réels (ajustés à la hausse des prix) à la fin 2015 atteint 9%, et elle pourrait se poursuivre en 2016, à hauteur de 3,4-3,8 %, soit une baisse des revenus réels de 2,5 à 3% pour la population. L'inflation devrait avoisiner 10% cette année, d'après les calculs les plus optimistes. En 2015, les prix à la consommation ont augmenté de près de 12%, les salaires ont baissé de près de 10% – quand ils sont payés (les retards dans leur versement sont fréquents en Russie).
 
Le vice-ministre du Développement économique Oleg Fomitchev prévoit que le taux de chômage pourrait grimper jusqu'à 6,3% en 2016 (lien en russe), soit presque 1% de plus qu'en 2015. Ce taux et le chiffre de 4,4 millions de chômeurs masquent le problème des personnes à temps partiel ou en arrêt de travail forcé (19,4 millions, dont 15 millions travailleraient au noir, selon le ministère du Travail). 

L'écart se creuse entre riches et (très) pauvres

L'extrême pauvreté était considérée comme éradiquée en 2013. Trois ans plus tard, elle représente à nouveau une menace. Selon un sondage du centre Levada cité par Libération, en décembre 2015, 48% des Russes trouvaient que la situation économique s'était dégradée pour leur foyer, contre 32% en décembre 2014. 

@ceca857d93bd432 Россияне ощущают себя сегодня даже более бедной нацией, чем в советском 1990 годуhttps://t.co/3yiBICAo3Y
«Les Russes ont aujourd'hui le sentiment d'appartenir à une nation plus pauvre que l'Union soviétique de 1990», révélait en juin un sondage (lien en russe) de l'institut officiel Vtsiom. 

Révolu, le temps des nouveaux riches : fini la consommation à outrance. Ou même raisonnée. La part de la classe moyenne – les gens qui peuvent se permettre d'acheter des meubles ou une voiture – est passée de 27 à 16%, tandis que celle des riches augmente légèrement (de 3 à 4% de la population). 

Surendettés et harcelés 
La récession a pris de court de très nombreux Russes qui avaient accumulé des crédits, extrêmement faciles à obtenir pendant les fastes années 2000: 17,8% des crédits à la consommation sont en situation de retard de paiement. Un Russe sur dix présente un arriéré de crédit supérieur à 90 jours, telle cette jeune médecin «prête à vendre un rein pour trouver de l'argent». Après 90 jours, la banque est en droit d'exiger l'argent ou l'appartement hypothéqué. Une loi récente, entrée en vigueur fin 2015, permet dans certains cas de se déclarer en faillite personnelle devant un tribunal qui supervisera la renégociation de la dette. Cette mesure pourrait concerner 500.000 personnes, selon la banque centrale.

Le 5 mars 2016, lors d'une manifestation de Russes surendettés à Moscou. Sur les pancartes : «Nous allons perdre notre logement», «On a fait confiance à la banque, on va devenir SDF».

 (Valeriy Melnikov / RIA Novosti / AFP)

Il n'est pas rare que les surendettés doivent en plus faire face aux méthodes musclées des «collecteurs», ces agents envoyés par les banques pour recouvrer les dettes. Natalia, 69 ans, incapable de rembourser ses traites avec sa pension de 150 euros et la rente d'invalidité de 70 euros de son fils, recevait jusqu'à vingt coups de téléphone de menaces par jour – même la nuit : «On va venir chez vous voir si vous avez des dents en or», «si vous ne mourez pas de vous-même, on vous aidera»... La presse rapporte de nombreux cas de passages à tabac, insultes affichées sur le palier, menaces de s'en prendre aux enfants...   
 
Combien de «BOMJi», SDF russes ?

Les expulsions à la suite de crédits impayés jettent à la rue de nombreux Russes. Certains iront sans doute grossir le nombre de sans domicile fixe, «BOMJ» en russe, dans la Fédération. Un nombre estimé, en l'absence de statistiques officielles, entre trois et quatre millions. Moscou en compterait environ 60.000. La municipalité a ouvert deux centres d'adaptation pour SDF, Lioublino et Philimonki, qui offrent soutien psychologique, aide administrative ou consultations juridiques. 
La bannière de la chaîne YouTube du «SDF-blogueur» Evguéni (Génia) Yakout annonce «de nouveaux contenus une fois par semaine». (YouTube / capture d'écran)

Récemment, il y a eu ce fait divers sordide, un jeune couple qui a éliminé sept SDF moscovites «pour nettoyer la ville». A Moscou toujours, l'histoire plus réjouissante d'Evgueni Yakout, SDF qui s'est fait un nom – et quelques revenus – en créant sa chaîne YouTube (en russe), où il raconte son quotidien et ses «bons plans» de survie dans la rue. Chaque vidéo renvoie les internautes vers son portefeuille en ligne Yandex (le principal moteur de recherche russe), qui récolte les fonds nécessaires au «développement de son projet»

L'Eglise orthodoxe à la rescousse
Face à ce «boom» de la pauvreté, l'Eglise orthodoxe s'avère souvent le recours principal. Organisés en communautés, ses bénévoles distribuent des vêtements et repas chauds, dans les églises ou au coin des rues.
En janvier 2014, un lieu chauffé installé pour les sans-abris dans la cour du Département synodal de bienfaisance et de service social de la rue Nikoloïamski à Moscou, en présence de l'évêque Panteleimon d'Orekhovo-Zuïevksi.

 (Iliya Pitalev / RIA Novosti / AFP)

Les retraités de plus en plus fragilisés
Déjà à l'époque soviétique, les retraités cumulaient plusieurs petits emplois pour compléter leur pension insuffisante (11.000 roubles en moyenne, soit quelque 133 euros au cours actuel). Beaucoup jonglent entre cette maigre pension et le mont-de-piété. Leur petit budget est souvent lourdement grevé par des dépenses de santé ; or les médicaments devraient augmenter de 20% en 2016. Aussi voit-on souvent des gens âgés faire le tour des pharmacies à la recherche du prix le plus bas. Heureusement, l'idée de geler les pensions de retraite, en suspens depuis des années, n'a pas été retenue par le plan anticrise annoncé en janvier.
Le 22 décembre 2015, dans le village d'Oulianovsk (au sud-est de Stavropol, Caucase du Nord). (Reuters / Eduard Korniyenko)

L'Etat se défausse sur les régions
Que fait l'Etat ? Pas grand-chose, si l'on en croit le Parti communiste (lien en russe) : «La pauvreté et le chômage augmentent en Russie, et le gouvernement fait comme si tout allait bien.» Au forum économique Gaïdar, du 13 au 15 janvier, les ministres des Finances et du Développement économique ont même annoncé des coupes budgétaires. Le Premier ministre Dmitri Medvedev souhaite faire évoluer l’aide sociale vers un système plus «ciblé». Une façon de faire des économies sur le dos de la population, dénoncent certains économistes.

Pour l'économiste Lioudmila Rianytsina, l'Etat s'est défaussé en transférant (en 2005) la charge de l'aide sociale vers les régions. La plupart n'ont pas les moyens de l'assumer. «Les pouvoirs régionaux ont contracté des dettes considérables auprès du pouvoir fédéral et sont contraints de réduire leurs programmes d’aide.» Plusieurs économistes avaient alerté début 2015 sur un risque de défaut de paiement pour certaines régions – celle de Novgorod a été la première, en juin 2015. L’inégalité de niveau de vie entre Moscou, qui concentre 10% de la population russe, et les régions du Caucase, de la Volga et de l’Extrême-Orient équivaut à celle qui existe entre les pays les plus riches et les plus pauvres du monde, rappelle un article du Temps.

Solidarité intergénérationnelle, système D et initiatives citoyennes
Face à cette inertie du gouvernement, et habitués aux privations et au système D, les Russes font jouer la solidarité entre les générations. Les grands-parents qui le peuvent cultivent un potager et aident leurs enfants en leur donnant des légumes. D'autres formes de solidarité se mettent en place, comme le restaurant gratuit ouvert par Alexandre Bogatchev, un cordonnier de la région de Kostroma, à 350 km au nord de Moscou (vidéo). Aucune subvention de l'Etat, mais grâce à la contribution de plusieurs hommes d'affaires de la région, il sert quatre fois plus de repas aujourd'hui qu'en 2012.

Quelles conséquences pour Vladimir Poutine ?
Pour le vice-directeur de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, cité par le Temps«il est possible que la crise provoque des mouvements sociaux et des troubles, mais uniquement localement. Pas à l’échelle du pays.» «Il est clair que la crise s’aggrave, poursuit Evgeni Gontmakher. Mais la propagande fonctionne. Les gens sont satisfaits de l’annexion de la Crimée et du retour en force de la Russie dans l’arène internationale. Ces gains fonctionnent comme une compensation aux difficultés matérielles.» 

Le nombre de mécontents augmente, mais personne n'entrevoit de solutions alternatives, souligne une analyse du centre Levada (lien en russe). La cote de Poutine a un juste peu baissé : 82% contre 89 après l'intervention en Syrie. Le défi est en tout cas majeur pour un président qui a construit sa popularité sur l'amélioration du niveau de vie, fait remarquer le Temps. Selon Poutine lui-même, avoir divisé par trois le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (42 millions en 2000) est sa principale réussite.
Un portrait de Vladimir Poutine accompagné des mots «Hausse des prix et de la misère, voilà pour quoi vous avez voté !» porté par des militants du Parti communiste russe pour le 1er Mai 2012 à Saint-Pétersbourg. (Olga Maltseva / AFP)

Cette paupérisation s'accompagne d'un bond du taux de mortalité : + 3,7% entre janvier et avril 2015, selon les chiffres officiels – alors que la Russie venait d'enregistrer avec soulagement un boom des naissances inattendu. Quelles que soient les conséquences pour l'actuel président, le pays «a survécu à des périodes bien pires», a souligné Mikhaïl Gorbatchev. A la veille de ses 85 ans, le dernier président de l'URSS a appelé à «ne pas prédire de faillite ni de catastrophe»«La Russie a tout pour sortir de la crise», a-t-il affirmé.

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