Séismes en Turquie : pourquoi le président Erdogan est critiqué pour sa gestion de la catastrophe
Impréparation, corruption, critiques muselées… Le président turc Recep Tayyip Erdogan est sous le feu des critiques, après le séisme du lundi 6 février qui a fait au moins 35 000 morts en Turquie et en Syrie. Les rescapés se sentent abandonnés par l'Etat et à quelques mois de l'élection présidentielle, l'opposition s'engouffre dans la brèche pour dénoncer le pouvoir en place.
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Le président turc joue ici son avenir politique, alors que des élections sont prévues en mai, à moins qu'il ne décide de bouleverser le calendrier à cause de l'ampleur du séisme. Recep Tayyip Erdogan se souvient sans doute que la mauvaise gestion des autorités lors du dernier gros séisme en Turquie, en 1999, avait conduit son propre parti à la victoire, trois ans plus tard. Le Premier ministre d'alors, Bülent Ecevit, avait fait l'objet de vives critiques pour avoir négligé les secours aux populations.
Franceinfo fait le point sur les critiques visant le chef d'Etat turc, au pouvoir depuis près de vingt ans.
Parce que les secours ont tardé à intervenir par endroits
"Où est l'Etat ? On n'a pas de gouvernement, il n'est pas venu ici. Il n'y a pas de tentes, les gens vivent par terre ou dans leur voiture", témoignait une victime interrogée par France Télévisions, quelques jours après le séisme. Alors que les températures sont glaciales dans la région, des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées privées de logements. A Adiyaman, Mehmet Yildirim a assuré à l'AFP n'avoir vu "personne", "pas d'Etat, pas de police, pas de soldats" avant "14 heures le deuxième jour", soit 34 heures après la première secousse, accusant les autorités d'avoir laissé la population "livrée à elle-même".
Les secours "ne vont pas aussi vite qu'espéré", a pour la première fois admis vendredi le président turc Recep Tayyip Erdogan, quatre jours après le séisme. "Les destructions ont affecté tellement d'immeubles (...) que malheureusement, nous n'avons pas pu conduire nos interventions aussi vite qu'espéré", a déclaré le chef de l'Etat en visite à Adiyaman. Il avait déjà reconnu mercredi des "lacunes" dans la réponse apportée au séisme, assurant qu'il était "impossible d'être préparé à un désastre pareil".
Recep Tayyip Erdogan est aussi soupçonné de favoritisme, "avec une aide qui irait en priorité aux municipalités AKP", son parti, selon la chercheuse à l'Institut français des relations internationales (Ifri), Dorothée Schmid, interrogée par le Journal du dimanche (article réservé aux abonnés). "Toute l'aide va vers les autres villes", accusent d'ailleurs des rescapés dans la région du Hatay, considérée comme rebelle par le pouvoir turc. L'analyste Gönül Tol, qui se trouvait en Turquie au moment du séisme et qui a perdu des proches dans la tragédie, a senti que la colère y était palpable. "Je ne peux pas croire qu'il (Erdogan) ne l'ait pas sentie parce que le niveau de frustration, la colère, je les ai vus de mes yeux. Je suis sûre que cela aura un impact", assure auprès de l'AFP la directrice du programme Turquie à l'Institut du Moyen-Orient, basé aux Etats-Unis.
Parce que le pouvoir tente de museler la critique
Après le séisme, les réseaux sociaux turcs ont été inondés de critiques envers les autorités turques, jusqu'à une coupure de l'accès à Twitter pendant une douzaine d'heures, très remarquée. Les principaux fournisseurs de téléphonie mobile turcs ont été concernés. Les journalistes de l'AFP sur place n'ont pas pu se connecter au réseau social, qui restait pourtant accessible via des accès VPN masquant la localisation de l'utilisateur.
Si l'accès à Twitter a été rétabli jeudi, le président du parti social-démocrate (CHP) Kemal Kilicdaroglu a vivement dénoncé ce blocage. "Ce gouvernement insensé a bloqué les communications sur les réseaux sociaux. En résulte une baisse des appels à l'aide. Nous savons ce que vous essayez de cacher. Nous attendons votre explication", a-t-il accusé sur le réseau social. "Peut-on faire plus diabolique que ça ?" a renchéri Meral Aksener, présidente générale du Bon Parti et membre de la "Table des Six", coalition de six mouvances de l'opposition anti-Erdogan, citée par Le Figaro.
"Des personnalités qui s'exprimaient sur les réseaux sociaux ont été arrêtées. Il y a une mainmise très forte sur le débat public", a aussi expliqué la responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l'Ifri, Dorothée Schmid, sur franceinfo. Jeudi 9 février, la police turque avait arrêté une douzaine de personnes pour des publications sur les réseaux sociaux. "Si nous avons appris une chose de ces vingt dernières années, c'est que le plus important pour le pouvoir, c'est l'image. Le pays peut bien brûler, l'essentiel pour eux est de ne pas perdre la face", a également taclé Mehmet Y. Yilmaz, chroniqueur sur le site d'information T24, également cité par le Figaro.
Parce que son régime centralisé est accusé d'avoir affaibli la société civile
Depuis vingt ans et l'arrivée au pouvoir d'Erdogan, les institutions et le tissu associatifs se sont affaiblis, dénonce Gönül Tol. Lors du précédent séisme (qui avait fait plus de 17 000 morts en 1999), la société civile avait travaillé sans relâche pour aider les victimes, explique l'analyste spécialiste de la Turquie. "Vingt ans plus tard, nous ne sommes pas mieux lotis, estime-t-elle auprès de l'AFP. Erdogan a non seulement affaibli les institutions de l'Etat, mais il a également affaibli la société civile turque."
D'autres experts dénoncent la gestion autoritaire du pays par le président. Selon Dorothée Schmid, la centralisation du pouvoir par Erdogan a aussi diminué les capacités des collectivités locales à organiser l'aide au plus près du terrain. "Erdogan a été pris de court : c'est un régime de plus en plus autoritaire et de plus en plus centralisé donc sur des situations comme ça, il n'y a pas une très bonne capacité de réaction", explique la chercheuse à l'Ifri sur BFMTV. "C'est le président qui décide de tout", ajoute-t-elle, dénonçant aussi la mise à l'écart de l'armée.
Parce que la corruption est au cœur des soupçons
Depuis plusieurs jours, la responsabilité des promoteurs immobiliers est pointée du doigt. A l'image de Mehmet Yasar Coskun, le maître d'ouvrage de l'hôtel "Rönesans" (Renaissance), arrêté à l'aéroport d'Istanbul vendredi alors qu'il tentait de fuir. L'immeuble de huit étages qu'il avait construit il y a dix ans, à Antakya, dans le sud de la Turquie, s'est effondré, comme des milliers d'autres bâtiments. Dans le même élan, dimanche, trois personnes ont été écrouées, sept interpellées et 114 sont toujours recherchées, a annoncé le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag. Au total, 134 enquêtes ont été lancées.
Selon la présidente de Transparency International Turquie, ces promoteurs ne sont pas les seuls responsables. "L'industrie du bâtiment en Turquie est gangrénée par la corruption : il y a des constructeurs cupides mais aussi des autorités qui ne font pas respecter les règles", affirme Oya Özarslan, citée par BFMTV.
Un constat partagé par l'opposant Kemal Kilicdaroglu. Selon le quotidien Le Monde (article réservé aux abonnés), il dénonce, en creux, les relations entre ces entreprises de construction et le gouvernement. Ces dernières années, la Turquie a adopté une série de normes et de régulations calquées sur celles de la Californie, terre de séismes, et régulièrement révisées – la dernière fois en 2018. Mais selon les ingénieurs et architectes interrogés cette semaine par l'AFP, la plupart sont ignorées par les bâtisseurs. "Sur le papier, les normes sont respectées, avec des contrats confiés à des sociétés privées chargées de les contrôler", explique ainsi l'architecte d'Istanbul Aykut Köksal à l'AFP. Mais, selon lui, des négociations à l'amiable entre les deux parties laissent souvent à l'entrepreneur trop de latitude.
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