Turquie : après les séismes meurtriers, les failles dans le secteur de la construction mises en cause
"Il est évident que la plupart des destructions résultent d'erreurs humaines." A en croire le sismologue turc OvgUn Ahmet Ercan, interrogé par le Guardian*, il est facile d'identifier les causes du terrible bilan des deux puissants séismes qui ont frappé la Turquie et la Syrie début février. Les tremblements de terre ont fait plus de 41 000 morts et des milliers de disparus, ont annoncé les autorités locales jeudi 16 février. La plupart des victimes se sont trouvées piégées dans les décombres d'immeubles qui se sont affaissés sur eux-mêmes.
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Dans le sud-est de la Turquie, lourdement endeuillé, la magnitude des secousses ne suffit pas à expliquer un tel niveau de destruction. "Nos chercheurs, ingénieurs, sismographes ont tiré des enseignements des tremblements de terre passés. On a créé de nouvelles normes de construction, elles ont été bafouées", dénonce le père d'un disparu, rencontré par Le Monde à Antakya. Ici, une gigantesque résidence de luxe construite en 2013 s'est effondrée. Les promoteurs en avaient pourtant vanté les performances antisismiques.
Située dans une zone à l'activité sismique importante, la Turquie applique en effet "une réglementation similaire à celle de l'Europe et de la France", décrypte Patrick Coulombel, cofondateur de l'ONG Architectes de l'urgence. "Cela implique des normes strictes de conception et de construction des bâtiments, de manière à ce qu'ils soient renforcés", détaille-t-il auprès de franceinfo. En théorie, ces règles permettent d'éviter les dommages les plus graves. Même en cas de magnitude 7,8, comme lors de la première secousse qui a touché le pays. "Cela ne signifie pas que les immeubles ne subiront aucun dégât en cas de fort séisme. L'objectif est d'éviter qu'ils ne s'effondrent totalement, et donc de sauver des vies", précise Mustafa Erdik, ingénieur sismologue et professeur émérite à l'université du Bosphore, à Istanbul.
Le 6 février, des milliers d'immeubles ont pourtant été victimes d'un "affaissement en pancakes", qui survient lorsque les structures porteuses (murs, poteaux, poutres...) cèdent et que les étages s'effondrent les uns sur les autres. "Ce type d'effondrement, qui laisse peu de chances de retrouver des survivants, est la conséquence directe d'un non-respect des normes parasismiques", juge Mustafa Erdik.
Irrégularités et corruption dans le secteur du bâtiment
La réglementation actuellement en vigueur en Turquie remonte à 2018. "Les structures anciennes ne s'y conforment évidemment pas, souligne l'architecte Patrick Coulombel. Or, les travaux de renforcement a posteriori des bâtiments sont complexes et coûteux." La plupart des immeubles détruits par les deux séismes datent ainsi d'avant 1999, rapporte The Economist*. Mais des résidences récentes se sont également affaissées, note le magazine américain. Comment l'expliquer ?
"Il faudrait une analyse des bâtiments au cas par cas. Mais sur des sujets aussi techniques, des erreurs dans la qualité du béton, dans la conception, dans la géométrie des bâtiments peuvent avoir de lourdes conséquences."
Patrick Coulombel, cofondateur d'Architectes de l'urgenceà franceinfo
"Il y a un manque criant de formation des ingénieurs qui réalisent les plans d'immeubles", avance Mustafa Erdik. Pour ce sismologue, cette "inexpérience" s'avère particulièrement problématique lorsque les chantiers sont réalisés de manière "précipitée". "Pour gagner du temps, certains entrepreneurs sautent des étapes, comme de prévoir l'agencement de l'acier dans le béton armé", déplore-t-il auprès de franceinfo.
Ces irrégularités révèlent la corruption qui gangrène le secteur du bâtiment, pointée par des habitants et des experts. "Tout le monde est impliqué", affirme un urbaniste à The Economist, évoquant des permis accordés par les autorités locales en échange de pots-de-vin. "Jusqu'en 2019, les constructeurs pouvaient choisir eux-mêmes l'entreprise chargée de contrôler le respect des normes sur leurs chantiers. Cela a donné lieu, dans certains cas, à des petits arrangements", ajoute Mustafa Erdik.
Des règles héritées du séisme de 1999 ignorées
Ces promoteurs se trouvent désormais au centre des soupçons. Une douzaine de personnes travaillant dans le secteur du bâtiment, accusées de mauvaises pratiques, ont été arrêtées samedi 11 février. La veille, un constructeur, sur le point de fuir le pays, avait déjà été interpellé à l'aéroport d'Istanbul. Au total, le ministère de la Justice a annoncé l'ouverture de 134 enquêtes et presque autant de mandats d'arrêts.
Mais la colère de la population vise également le pouvoir. Sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan, la Turquie a connu un boom des constructions immobilières, rappelle The Economist. Au passage, certaines règles mises en place après le tremblement de terre de 1999, qui avait fait 17 000 morts, ont été ignorées. La plupart des zones de rassemblement créées en réponse à ce drame ont ainsi été transformées en centres commerciaux ou en immeubles résidentiels, révélait la radio NPR* en 2017.
Beaucoup s'interrogent aussi sur le devenir de la "taxe séisme". Mise en place après la catastrophe de 1999, elle devait servir à développer les services d'urgence et la résilience du système de communication en cas de nouvelle secousse, explique la BBC*. Mais le gouvernement n'a jamais détaillé comment il avait utilisé les plus de 4 milliards d'euros rapportés par cette taxe au cours des vingt dernières années.
En parallèle, des milliers d'amnisties ont été accordées à des constructions illégales ou ne respectant pas la réglementation depuis 1984. Au lieu d'être détruits, ces logements ont été régularisés, en contrepartie de droits d'enregistrements. Après la dernière vague d'autorisations en 2018, le président de la Chambre de génie civil avait pourtant alerté sur cette politique "dangereuse", relève le Guardian*. "Cela transformera nos villes (...) en cimetières", avait-il averti.
"Tirer les leçons" de cette catastrophe
Alors que de nombreuses autres localités de la province de Hatay sont aujourd'hui dévastées, Erzin, ville de 42 000 habitants, est miraculée. "Nous n'avons pas eu de morts, pas de blessés, pas de destructions importantes", a déclaré le maire, Okkes Elmasoglu, à Euronews (lien en turc). Pour l'élu, l'explication est simple : la municipalité "n'a autorisé aucune construction" ne respectant pas les normes parasismiques, assure-t-il. Les immeubles trop hauts sont également proscrits, rapporte une journaliste turque sur Twitter.
Aux alentours d'Erzin, en revanche, les chances de retrouver des survivants s'amenuisent. "Il sera important d'identifier et poursuivre les responsables de ce désastre. Mais il sera surtout primordial de tirer des leçons de ces séismes", estime Mustafa Erdik. Il plaide notamment pour un meilleur contrôle du respect des normes imposées aux constructeurs, et pour un renforcement des bâtiments anciens trop vulnérables.
Si de telles mesures avaient été mises en place avant le 6 février, "le bilan humain aurait été bien moindre", abonde le sismologue Hakan Suleyman, interrogé par le Guardian*. "Les tremblements de terre de ces derniers jours ont mis en lumière le besoin de réforme, conclut cet expert. Mais le véritable enjeu sera la capacité du gouvernement à faire appliquer la réglementation et à construire des structures plus sûres à l'avenir."
* Les liens marqués par des astérisques renvoient vers des contenus en anglais.
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