Document franceinfo "Comment voulez-vous les reconnaître ? Ils ont des trous à la place des yeux" : dans l'enfer des morgues de Damas où les Syriens tentent d'identifier leurs proches disparus

Des milliers de Syriens cherchent leurs proches disparus ces dernières années sous le régime de Bachar al-Assad. Nombre d'entre eux ont été emprisonnés, torturés et laissés pour mort. Reportage dans une morgue de Damas.
Article rédigé par Omar Ouahmane, Gilles Gallinaro
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
Toute la journée, devant cet hôpital de Damas, des dizaines de personnes essaient de reconnaître leurs proches sur des photos collées aux murs. (GILLES GALLINARO / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

En Syrie, une semaine après la chute du régime de Bachar al-Assad, des milliers de Syriens continuent à chercher leurs proches disparus. Après les prisons et les hôpitaux, beaucoup se rendent désormais dans les morgues de Damas, où la plupart des cadavres présentent des marques de torture. Ils espèrent y reconnaître un proche afin de pouvoir faire leur deuil.

C'est souvent une vision d’horreur que découvrent les familles des disparus en entrant dans la morgue de l’hôpital Moujtahed dans le centre de Damas. "L'enfer", souffle un homme, qui a remonté sa veste sur son nez tant l'odeur est pestilentielle. "C'est l'odeur de la mort, de la torture...", poursuit cet habitant de Damas.

Les portes des réfrigérateurs mortuaires claquent. Juste à côté, une douzaine de cadavres est posée à même le sol, dans une pièce de 10m2 à peine, constamment ouverte. Les corps sont méconnaissables : "Comment voulez-vous les reconnaître ? Ils ont des trous à la place des yeux, d'autres la mâchoire brisée, la langue arrachée. Comment les identifier ?", se désole ce père à la recherche de son fils.

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Un homme cherche son fils au milieu des corps à la morgue de l'hôpital de Moujtahed dans le centre de Damas, décembre 2024. (GILLES GALLINARO / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

"Même mon fils, s'il était là, je ne le reconnaîtrais pas"

Ces corps mutilés, la peau sur les os, portent tous des traces de torture et un numéro sur la poitrine. "Tous les corps sont déformés. Tous. Même mon fils, s'il était là, je ne le reconnaîtrais pas", ajoute l'homme. Une femme sort de la morgue, en sanglots, écrasée par le poids de la douleur. Elle est portée par ses proches et répète : "Où est mon fils ? Ça fait six ans que je ne sais pas s'il est vivant ou mort. Il n'avait rien fait."

Un homme s'obstine depuis de longues minutes, marche au milieu des corps, se penche au plus près, cherche des signes distinctifs, puis ressort, sûr de lui : "Lui, c'est notre fils. Il s'appelle Hassan Ahmed al-Garam, de Deir ez-Zor. Je l'ai reconnu car il a été opéré de la vésicule biliaire et aussi grâce à son tatouage. C'est bien lui... J'étais à sa recherche depuis 2014. Ça faisait un an à peine qu'il était marié. Il a laissé derrière lui une fille de sept mois, il n'avait même pas 30 ans", conclut l'homme en sanglots.

"On avait l'espoir de le retrouver, mais maintenant... Que Dieu lui donne sa miséricorde"

Un Syrien, après la découverte du corps de son fils

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Cet homme a retrouvé le cadavre de son fils disparu depuis 2014 dans la chambre mortuaire parmi une douzaine de corps, décembre 2024. (GILLES GALLINARO / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Malgré la joie que représente la fin du régime Bachar al-Assad, de très nombreux Syriens réclament désormais justice. Plus les jours passent, plus les langues se délient sur l’ampleur de la barbarie de l'ancien régime.

"Qu'est-ce qu'on a fait pour mériter ça ?"

Les Syriens sont effectivement révulsés, très en colère, et demandent comment le dictateur a pu fuir le pays aussi facilement. Face au désir de justice, il y a les appels à la vengeance qui visent les fidèles de Bachar al-Assad concentrés notamment à Lattaquié sur le littoral dans le nord ouest de la Syrie, bastion de la minorité alaouite du clan de l'ancien président.

Malik a fait le tour des hôpitaux. En vain. "Depuis 2012, je suis à la recherche de mon cousin. Il avait 13 ans. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'on a fait pour mériter ça ? Parce qu'il réclamait la liberté ? C'est ça la liberté ? Je vous jure, je vais aller à Lattaquié, je vais tous les tuer... Je vous jure que je vais aller mettre le feu à Lattaquié. Je vais tout brûler !" 

L'ONU réclame la mise en place d'une justice crédible et nécessaire pour éviter, précisément, ces actes de vengeance. D'autant que la liste des crimes de guerre et contre l'humanité, commis par Bachar al-Assad, semble sans fin.

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Les familles essayent de reconnaître dans les réfrigérateurs mortuaires et une chambre froide où les corps sont entassés. (GILLES GALLINARO / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Mohamed, un habitant de Damas, réclame vérité et justice : "On parle de 100 000 prisonniers. Que sont-ils devenus ? Où sont les Nations unies ? Où sont les droits de l'homme ? Mon frère a été arrêté parce qu'il a déserté l'armée du régime. Mon vieil oncle a été enlevé à un barrage. Mon autre oncle, pareil. Pourquoi ont-ils été arrêtés ? Où ont-ils été emmenés ? Ils n'ont jamais participé à aucune manifestation. On demande que Bachar al-Assad soit pendu avec toute sa famille et tout son clan."

Pour poursuivre Bachar al-Assad en justice, les enquêteurs ont désormais une occasion unique de rassembler les preuves, jusqu'ici inaccessibles, des crimes de guerre que son régime a commis pendant des décennies d'impunité.

Le reportage d'Omar Ouahmane et Gilles Gallinaro dans les morgues de Damas

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