Cet article date de plus de sept ans.

Comment la Russie tente de faire du Moyen-Orient sa chasse gardée

La position extrêmement offensive de la Russie dans le dossier syrien témoignent des vastes ambitions de Moscou au sein de cette zone sous tension.

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, le 10 octobre 2016, à Istanbul. (OZAN KOSE / AFP)

Pas de “concessions aux terroristes”. Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a donné le ton face à son homologue turc, mardi  20 décembre. Les deux hommes se sont rencontrés au lendemain de l'assassinat de l'ambassadeur russe en TurquieAprès avoir tiré plusieurs coups de feu sur le diplomate lors d'un discours et devant les caméras toujours en marche, le terroriste a affirmé avoir agi pour venger les bombardements russes sur Alep

Pour le moment, cet assassinat n'a été revendiqué par aucune organisation jihadiste. Mais en permettant à Bachar Al-Assad de reprendre la ville syrienne, Moscou est devenu une cible de choix pour les groupes terroristes implantées parmi les rebelles. Malgré ces menaces et la pression diplomatique de la France et des Etats-Unis, le Kremlin ne faiblit pas. Bien au contraire : la Russie est plus que jamais un acteur de premier plan dans la région. Franceinfo explique comment Moscou tente de damer le pion aux puissances occidentales au Moyen-Orient.

En se présentant comme le seul rempart contre le terrorisme

Cet assassinat risque-t-il de compromettre le réchauffement des relations entre la Russie et la Turquie ? Les chefs d'États des deux pays ont assuré du contraire. Pour Vladimir Poutine, cet acte terroriste est "une provocation destinée à perturber la normalisation des relations russo-turques et le processus de paix en Syrie." De son côté, Recep Tayyip Erdogan a assuré que la coopération des deux puissances "ne sera pas entravée par cette attaque".

Mevlüt Mert Altintas, le policier turc qui a tiré sur le diplomate russe, a affirmé avoir voulu se venger de Moscou pour son implication en Syrie. Mais son acte pourrait avoir l'effet contraire. Le discours du Kremlin - comme celui de Bachar Al-Assad - consiste à présenter la Russie comme le dernier rempart contre les groupes terroristes à l'œuvre en Syrie et en Irak. Et le fait que la diplomatie russe ait été directement visée par cette attaque pourrait appuyer cet argumentaire.

Plusieurs think tanks occidentaux, comme l'Institute for the study of war ont montré que les frappes russes en Syrie visent principalement la rébellion et non les positions de l'Etat islamique.

Le camp Damas-Moscou accuse également la coalition portée par les Etats-Unis d'avoir favorisé le camp des "terroristes". "Depuis le début des frappes aériennes américaines, le terrorisme s’est répandu, avait fustigé Bachar Al-Assad en juillet dernier, lors d'une interview à la chaîne américaine NBC. Il a seulement baissé lorsque les Russes sont intervenus." Massivement relayés par les médias prorusses comme Russia Today, ce type d'article permet de distiller la vision du Kremlin sur le conflit.

En préservant ses intérêts en Syrie

Si la Russie soutient Bachar Al-Assad envers et contre tous, c’est avant tout pour sauvegarder ses intérêts dans le pays. Avec sa base militaire située dans le port de Tartous, dans le sud de la Syrie, Moscou veut conserver son dernier accès à la Méditerranée. De plus, le régime de Bachar Al-Assad a toujours été un client de choix pour le complexe militaro-industriel russe. Le Kremlin ne souhaite pas perdre cet allié, comme ce fut le cas de la Libye de Khadafi, qui était elle aussi un autre très gros client.

Malgré un récent accord sur l'envoi d'observateurs de l'ONU à Alep, les négociations avec Washington ou au sein du Conseil de sécurité des Nations unies piétinent depuis de nombreux mois. Pour chaque résolution sur le conflit syrien, la Russie met presque systématiquement son veto. Alors Moscou a pris la main en mettant en place des négociations directes avec l'Iran, autre soutien indéfectible de Bachar Al-Assad, et la Turquie, qui finance plusieurs groupes de rebelles syriens. Ces deux poids lourds de la région sont parvenus, mardi 20 décembre, à présenter une déclaration commune pour un cessez-le-feu en Syrie.

Pourtant, les relations entre la Turquie et la Russie étaient au plus bas, il y a encore quelques mois. "Leurs positions sont très antagoniques sur le conflit syrien. Mais la raison l'emporte pour Ankara, explique à franceinfo Guillaume Perrier, journaliste spécialisé et observateur de la politique turque. A l'heure où Erdogan fait vaciller l'alliance de la Turquie avec l'Union européenne, voire avec les Etats-Unis, il lui est très utile de pouvoir agiter le chiffon rouge d'une alliance avec la Russie."

En marginalisant les Etats-Unis

Ce rapprochement avec la Turquie, membre de l'Otan et acteur incontournable de la région, place Moscou en position de force vis-à-vis des puissances occidentales. "Tout son jeu consiste à dialoguer avec l’ensemble des acteurs régionaux – les chiites, les monarchies sunnites, les républiques 'laïques', les islamistes – afin d’apparaître comme un acteur central", estime de son côté Julien Nocetti, chercheur à l'Institut français des relations internationales et spécialiste des relations entre la Russie et le Moyen-Orient.

Alors qu'elle était isolée sur la scène internationale après l'annexion de la Crimée en mars 2014, la Russie a réussi à redevenir un acteur incontournable et redouté avec la crise syrienne. "Le Moyen-Orient a toujours été le lieu privilégié par les 'grands' Etats pour exprimer leur puissance. Ce n’est donc pas un hasard si la Russie de Vladimir Poutine, qui vise précisément à retrouver son rang international, cherche à y être plus présente, note Julien Nocetti. Pour la Russie, il s'agit de se repositionner dans un dialogue direct et exclusif avec Washington sur le règlement des grands dossiers régionaux, comme à l’époque de la guerre froide."

Les observateurs internationaux ont reproché à plusieurs reprises aux puissances occidentales d'avoir laissé trop de place à Moscou. "La stratégie plus globale de la Russie en Syrie, et au Moyen-Orient en général, consiste aussi à marginaliser les Etats-Unis. Il faut dire que Washington y a contribué lui-même, en s'abstenant d'intervenir de manière significative sur le théâtre syrien", affirme Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. Nouveau "Grand Satan" ou "gendarme du monde", la Russie fait tout pour occuper ce rôle central abandonné par les Etats-Unis.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.