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Grand entretien Comment le 11-Septembre a ouvert la voie au complotisme à grande échelle

"Les théories du complot autour du 11 septembre 2001 sont devenues un modèle", analyse pour franceinfo l'historienne Marie Peltier, spécialiste du conspirationnisme.

Article rédigé par Benoît Zagdoun - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Un des avions de ligne piratés par les terroristes d'Al-Qaïda vole en direction des Twin Towers du World Trade Center le 11 septembre 2001 à New York (Etats-Unis). (SETH MCALLISTER / AFP)

Les attentats du 11 septembre 2001 sont à jamais associés aux théories du complot qu'ils ont fait naître. Les Twin Towers du World Trade Center ne se seraient pas effondrées à cause des deux avions qui les ont percutées, le Pentagone aurait été frappé par un missile, le gouvernement américain aurait laissé les terroristes d'Al-Qaïda agir... Vingt ans après, ces récits complotistes restent prégnants.

Pour l'historienne Marie Peltier, le 11-Septembre marque l'entrée du monde dans l'ère du complotisme. Les thèses conspirationnistes, qui prolifèrent désormais sur les réseaux sociaux, sont les symptômes d'une société malade de ses fractures. A l'occasion des commémorations des attaques terroristes, franceinfo a interviewé cette spécialiste du sujet, autrice notamment d'Obsession : dans les coulisses du récit complotiste (Ed. Inculte, 2018).

Franceinfo : Vingt ans après, les théories du complot sur le 11-Septembre continuent de circuler. Comment l'expliquez-vous ?

Marie Peltier : La mise en récit des attentats du 11 septembre 2001 a été prolifique en théories du complot, qui sont arrivées très vite après l'événement. Il y a eu une multiplication des narrations, mais aussi une massification de ces récits à travers internet. 

"Le 11 septembre 2001 est l'événement fondateur des vingt années qui vont suivre."

Marie Peltier, historienne

à franceinfo

Ces théories du complot sont devenues un modèle. A chaque attentat terroriste dans les pays occidentaux, il y a une mise en branle d'un récit alternatif qui vient toujours se calquer sur le même schéma que celui des théories du complot du 11-Septembre : l'idée d'une mise en scène, d'un mensonge des politiques et des médias, au service d'intérêts cachés, en général des puissances occidentales, avec souvent une composante antisémite soit centrale, soit marginale.

Les théories du complot ne sont cependant pas nées avec le 11-Septembre…

Le conspirationnisme, dans sa forme structurée idéologiquement, tel qu'on le connaît aujourd'hui, est un phénomène ancien. On voit les pamphlets conspirationnistes pulluler en Europe à la fin du XVIIIe siècle, au moment de la Révolution française. Ce mouvement, très empreint d'antisémitisme, perdure jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après le génocide juif, de nombreux écrits complotistes, notamment Les Protocoles des Sages de Sion, sont interdits. Jusqu'à la fin du XXe siècle, cette parole est marginalisée. Mais elle n'a pas disparu ; ces livres ont continué à circuler de manière clandestine.

En quoi le 11-Septembre a-t-il permis au complotisme de renaître ?

D'abord, parce que c'est un événement traumatique. Cette attaque a été un choc terrible pour les opinions publiques occidentales et même mondiales. Or, le complotisme est une rhétorique qui s'articule autour des traumatismes. Quand on vit un trauma, on a besoin de retrouver du sens, d'y apporter une explication. C'est autour de cette mise en récit du 11 septembre 2001 que se sont cristallisées les obsessions contemporaines.

Ensuite, le 11-Septembre est venu remobiliser une vieille sémantique. On a eu, d'une part, la portée civilisationnelle donnée à l'événement par George W. Bush et ses alliés, avec cette rhétorique des Lumières attaquées par les ténèbres, de la civilisation frappée par la barbarie, de l'islam perçu comme une menace envers l'Occident… Une vieille opposition déjà à l'œuvre au temps des Croisades est revenue avec la lutte antiterroriste. 

L'intervention en Afghanistan, l'invasion de l'Irak sur la base d'un mensonge… Toute cette séquence politique ancre un désaveu du public. Les citoyens vont avoir l'impression que les politiques mentent, que les médias sont à leur service – la fameuse alliance que les complotistes conspuent en permanence. Une sémantique antisystème s'est réactivée. 

Al-Qaïda a voulu frapper l'Occident dans son cœur symbolique et ça a marché : les attentats ont provoqué une grande peur de la perte de l'hégémonie occidentale. Or l'Occident est assimilé aux régimes démocratiques, et cette remise en cause de la domination occidentale est allée de pair avec une remise en cause de la démocratie.

"La défiance s'est installée et le conspirationnisme l'a assimilée."

Marie Peltier, historienne

à franceinfo

Au même moment, c'est l'avènement d'internet et la naissance des réseaux sociaux. N'est-ce pas là le vrai déclencheur ?

Au début des années 2000, le conspirationnisme n'est pas encore sur les réseaux sociaux, il circule sur les blogs et les forums. Les sphères conspirationnistes ont vite compris l'opportunité que représentait internet pour diffuser leurs récits, notamment sous forme de vidéos, même avant YouTube. Des gens comme Alain Soral [essayiste d'extrême droite condamné à de multiples reprises pour provocation à la haine ou contestation de crime contre l'humanité, notamment] ont fait très tôt des vidéos dans lesquelles ils parlaient seuls face à la caméra. Ils ont perçu la puissance du format image. Internet a permis de rendre de nouveau accessibles à tout le monde les textes et les thèses complotistes. Les réseaux sociaux ont accentué le mouvement, surtout à partir des années 2010. 

Aujourd'hui, les mêmes théories complotistes circulent dans le monde entier. On le constate avec la pandémie de Covid-19. Avec internet, le complotisme ne s'est-il pas globalisé ?

On a eu une telle diffusion des récits conspirationnistes depuis vingt ans qu'aujourd'hui même les gens qui ne sont pas plongés dans du conspirationnisme pur et dur sont capables de s'approprier cette grille de lecture complotiste et de l'appliquer à n'importe quel événement. On le voit avec la pandémie de Covid-19. On n'a même plus besoin d'idéologues conspirationnistes.

Cette trame narrative – selon laquelle les autorités et les médias sont au service d'intêrêts cachés, mentent au peuple et le manipulent – peut s'appliquer à toutes les situations. Ce récit global était déjà à l'œuvre dans les écrits du XVIIIe siècle ou au XXe siècle dans les textes fascistes. Il est donc aussi ancré dans les imaginaires inconsciemment depuis longtemps.

"On est entré dans une phase de conspirationnisme de synthèse."

Marie Peltier, historienne

à franceinfo

Depuis vingt ans, l'exploitation politique des théories du complot ne s'est-elle pas également intensifiée ? 

On l'a oublié pendant trop longtemps, mais le complotisme est une arme pour porter au pouvoir des forces réactionnaires, voire fascistes. Ce n'est pas, comme beaucoup de gens le pensent, une arme de résistance. Ça, c'est un des gros leurres de la posture conspirationniste. 

Historiquement, le logiciel conspirationniste qui s'est développé contre la Révolution française ou la Révolution russe a produit des discours qui visaient à discréditer des mouvements d'émancipation démocratiques et à renforcer des pouvoirs réactionnaires. L'idéologie nazie s'est nourrie des Protocoles des Sages de Sion et a mené à l'accession au pouvoir d'Hitler.

Aujourd'hui, on assiste à une banalisation du conspirationnisme. On a des politiques qui ne sont pas ou ne se perçoivent pas comme réactionnaires ou fascistes, mais qui surfent sur cette vague. C'était déjà le cas lors de l'élection présidentielle de 2017. Il y avait des éléments de discours conspirationniste chez Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Il y en avait aussi chez François Fillon, quand il parlait du complot des juges. Il y en avait même chez Emmanuel Macron, qui se présentait comme le candidat antisystème. 

"L'élection de Donald Trump en 2016 aux Etats-Unis a symbolisé la prise du pouvoir par le complotisme. Il s'est fait élire sur une rhétorique conspirationniste et antisystème."

Marie Peltier, historienne

à franceinfo

Quel est le principal danger du complotisme, selon vous ?

Le conspirationnisme s'attache à reprocher à la démocratie les travers de la dictature. Il attaque les institutions démocratiques en disant qu'elles mentent, qu'elles manipulent… Ceux qui manifestent au cri de "liberté" contre Emmanuel Macron, qui dénoncent la "censure" et la "dictature sanitaire" revendiquent d'ailleurs les grands principes démocratiques. Ils se pensent comme des démocrates, des révolutionnaires, des résistants, ils sont persuadés de pourfendre des logiques dictatoriales.

Aujourd'hui, beaucoup de gens qui se disent antisystème remettent en cause la démocratie, en réalité, et soutiennent aussi fréquemment des régimes autoritaires, comme celui de Vladimir Poutine en Russie. Ils assimilent la démocratie libérale, aussi imparfaite soit-elle, à une dictature, ce qui n'est pas exact. C'est pernicieux. Il y a eu une inversion des valeurs ces vingt dernières années. Avec le temps, cette manière de penser s'est répandue dans la société, cette parole est aussi de plus en plus décomplexée. 

"Le conspirationnisme est une arme contre la démocratie, qui instrumentalise les valeurs démocratiques au service d'un agenda antidémocratique."

Marie Peltier, historienne

à franceinfo

Comment peut-on lutter contre le conspirationnisme ? 

Le conspirationnisme est une mauvaise manière de se poser des questions. Le doute est dévoyé. La personne conspirationniste croit douter, mais en réalité elle a déjà son récit, son postulat en amont. Les conspirationnistes du 11-Septembre sont déjà convaincus que c'est une mise en scène. A partir de là, ils vont remettre en cause tout ce qui est dit et ils vont chercher à corroborer par tous les moyens possibles leur vision. 

Pour ne pas entrer dans la banalisation de ce conspirationnisme, il faut lutter concrètement. Il y a la lutte au quotidien, aussi bien par le "fact-checking"[vérification des faits] que par le "debunking" [démystification], mais aussi la dénonciation de l'idéologie qui sous-tend ce type de discours.

Il faut aussi essayer de recréer de la confiance. Il y a beaucoup à faire de la part des politiques, des journalistes, de toutes les professions d'"autorité". Il faut aller sur le terrain, rencontrer les gens, quitter le monde numérique. Il faut recréer du lien social. 

On ne va pas pouvoir convaincre les personnes qui adhèrent à cette idéologie avec des solutions faciles, parce qu'elles ne nous croient plus. Cela nous oblige à revoir notre propre rapport au monde.

"La lutte contre le conspirationnisme est un chantier collectif et citoyen, abyssal. Ce ne sont pas quelques experts, des journalistes ou des politiques qui vont pouvoir le faire. Il faut travailler sur un projet de société à long terme."

Marie Peltier, historienne

à franceinfo

L'entrée dans le XXIe siècle, c'est le déclin des grandes idéologies. Le "plus jamais ça", qui nous avait structurés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est en train de disparaître. On ne sait plus très bien à quoi s'arrimer pour avoir quelque chose qui nous relie en tant que société. On peine à parler de ce qui nous arrive avec le même langage. Le Covid-19 nous l'a montré, malheureusement. Face à cette absence de projets politiques enthousiasmants, il y a comme un appel du vide. 

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