Cristina Martinez, sainte patronne des tacos et porte-voix des travailleurs sans papiers aux Etats-Unis
Cette cheffe mexicaine est connue tant pour les saveurs de sa cuisine que pour son histoire personnelle. Arrivée il y a dix ans aux Etats-Unis, elle est toujours en situation irrégulière.
Et maintenant, on va faire cuire le poisson !" Cristina Martinez s'active dans la petite cuisine de son restaurant Casa Mexico. Des tortillas maison, de la grenade "pour l'acidité", du chou et un filet de jus de citron... En quelques minutes, l'assiette est prête. Dans ce quartier du sud de Philadelphie (Pennsylvanie), tout le monde connaît les tacos de la cheffe mexicaine. Et ils ne sont pas les seuls : la quinquagénaire a accédé à la renommée en apparaissant dans un épisode de la série culinaire de Netflix, Chef's Table, en 2018. Ses tacos de barbacoa, une recette à l'agneau emblématique de sa ville d'origine, Capulhuac, sont désormais aussi célèbres que son engagement pour les droits des migrants. Car Cristina Martinez, arrivée aux Etats-Unis il y a dix ans, est elle-même sans papiers.
En 2010, cette mère de quatre enfants a "fui les violences domestiques" et traversé le désert avec 23 autres personnes, avant de rejoindre la côte est des Etats-Unis. Elle s'est installée à Philadelphie, sans parler un mot d'anglais, travaillant dans des restaurants pour payer les études de sa fille Carla, restée au Mexique. "Il était difficile de trouver quelqu'un qui accepterait de m'embaucher sans lettre de recommandation", explique-t-elle, assise à une table colorée de South Philly Barbacoa, l'un de ses trois restaurants. C'est en cuisine qu'elle a rencontré son mari, Benjamin Miller, un Américain qui a appris l'espagnol pour pouvoir communiquer avec elle.
Dénoncer "l'hypocrisie" de l'industrie de la restauration
Ensemble, ils ont commencé à vendre des tacos de barbacoa depuis leur salon. Puis ont ouvert leur premier établissement. Et c'est ensemble qu'ils militent aujourd'hui pour les droits des travailleurs sans papiers, sous la présidence d'un Donald Trump qui a fait construire un mur* à la frontière du Mexique pour empêcher l'arrivée de migrants. "Aux Etats-Unis, vous pouvez créer votre entreprise même si vous êtes étranger en situation irrégulière. En revanche, il est illégal d'être salarié d'une entreprise sans visa. Quelle hypocrisie !", s'agace Benjamin Miller, une casquette orange vissée sur le crâne.
Selon le magazine spécialisé Eater*, les sans-papiers représentent 10% des employés des restaurants du pays. Dans les grandes villes comme Los Angeles ou New York, ce chiffre grimpe à 40%. "Aujourd'hui, il y a beaucoup de migrants qui viennent du Guatemala, de l'Equateur ou du Honduras, énumère Cristina Martinez, de grands cercles dorés se balançant à ses oreilles. Ils ont besoin d'aide pour trouver un travail, ou tout simplement de soutien psychologique."
"Lorsqu'on vient d'arriver aux Etats-Unis, on ne connaît pas le système. Par exemple, on ne sait pas si on peut ouvrir un compte en banque, poursuit la Mexicaine, qui a désormais quelques bases en anglais. On s'en sort, au fur et à mesure, grâce à d'autres personnes arrivées avant nous." L'élection en 2016 de Donald Trump, qui a fait campagne sur un programme dur contre l'immigration, a "fait encore plus peur aux migrants irréguliers". "Si personne ne fait rien pour aider ceux qui arrivent aujourd'hui, dans quelques années, ils seront tous indigents", s'alarme la cheffe à quelques semaines de l'élection présidentielle, que le républicain espère remporter.
"Tout le monde savait déjà que nous employions des sans-papiers"
Dans la cuisine toute proche, où résonne un morceau de salsa, trois employés préparent les plats pour l'ouverture du restaurant dans quelques heures. Avant que la crise économique liée à la pandémie de Covid-19 ne les contraigne à se séparer de tous leurs salariés, le couple employait 28 personnes. "Plusieurs d'entre eux étaient sans papiers", souligne Benjamin Miller. Seuls quelques-uns ont pu être repris. Alors, au plus fort de l'épidémie, le restaurateur a organisé une levée de fonds pour "donner à chacun des employés licenciés de quoi payer son loyer".
"Tout le monde savait déjà que nous employions des sans-papiers, qui ne pouvaient pas toucher le chômage. Il était donc assez facile de demander des fonds pour les aider."
Benjamin Millerà franceinfo
Ils ont également transformé leur restaurant El Compadre en une "cuisine populaire". Avec le financement d'une association, ils ont réuni une vingtaine de chefs qui se relaient pour préparer des centaines de repas gratuits chaque jour, distribués aux habitants qui n'ont plus les moyens de se nourrir. "On s'est assurés que nos anciens employés en bénéficiaient", poursuit Benjamin Miller, 36 ans.
Ce sens de la communauté, Cristina Martinez le tire en partie de la barbacoa. Ce plat d'agneau, qui demande 14 heures de préparation au total, est traditionnellement consommé en famille, à la fin de la semaine. "Les premiers clients qui ont acheté nos tacos étaient des Mexicains, ravis de retrouver un plat de leur pays d'origine. Notre communauté s'est agrandie, mais les Latinos, certains sans papiers, en font toujours partie", relève le restaurateur.
Bloquée aux Etats-Unis
Cette communauté est d'autant plus essentielle pour Cristina Martinez qu'elle n'a pas vu sa famille depuis une décennie. "Si je quitte le pays, je ne pourrai plus y revenir", souffle-t-elle. Elle a ses proches au téléphone une fois par mois, arrive parfois à parler à sa fille plus souvent. "Carla a tenté plusieurs fois d'obtenir un visa touriste pour venir me voir, mais il lui a été refusé." La voix de la quinquagénaire se brise. L'un de ses fils, qui vivait avec elle aux Etats-Unis, est mort en 2016. "Heureusement, j'ai Ben qui m'aide et me soutient."
La cheffe a tenté de régulariser sa situation à plusieurs reprises. "Avant d'avoir mon propre restaurant, j'ai essayé d'obtenir une carte de résidence permanente", se remémore-t-elle. Lorsqu'elle a demandé à son employeur d'appuyer son dossier, il l'a licenciée. Deux autres procédures se sont soldées par des échecs. "Nous avons perdu des milliers de dollars avec ces démarches administratives, qui se poursuivent encore aujourd'hui. Cette fois, nous espérons que ça réussira", avance Benjamin Miller.
Par un curieux hasard, Cristina Martinez a accédé à la notoriété nationale l'année de l'élection de Donald Trump. Le prestigieux magazine Bon Appétit* avait alors classé South Philly Barbacoa parmi les dix meilleurs nouveaux restaurants du pays. Dans ses trois établissements, vous ne trouverez pas de haute gastronomie servie dans de la vaisselle fine. Ici, on commande des tacos, de la soupe, des quesadillas ou encore de l'agua fresca, une eau aromatisée aux fruits. "On sert une cuisine simple", résume son compagnon.
Croire au "pouvoir" de la cuisine
C'est ce qui a poussé "Cris" à refuser, dans un premier temps, de participer à Chef's Table. "Netflix a insisté, et nous avons réalisé que nous ne pouvions pas refuser une telle plateforme pour les droits des sans-papiers", souligne le chef. "La plupart des migrants se cachent car ils ont peur d'être renvoyés dans leur pays d'origine, ajoute sa conjointe. Parler de mon histoire personnelle dans Chef's Table était un risque, mais les sans-papiers prennent des risques tous les jours juste en allant travailler." Deux ans plus tard, elle ne regrette en rien sa décision.
"Il fallait un visage pour défendre cette communauté, et en rendant mon histoire publique, j'ai montré qui sont les sans-papiers : des travailleurs, mais surtout des êtres humains."
Cristina Martinezà franceinfo
"Dans Chefs's Table, j'ai parlé d'immigration, de violences conjugales, de racisme, de traditions indigènes... De bien plus que de cuisine. Et ça a changé la série", développe la quinquagénaire à l'impeccable veste blanche. Les deux dernières saisons de l'émission ont inclus "plus de diversité, plus de chefs avec une mission". Malgré le masque, on devine un sourire sur le visage de Cristina Martinez. "J'ai toujours su que la cuisine avait le pouvoir de porter un message plus profond et de toucher une communauté immense, s'enthousiasme-t-elle. Je ne savais pas que ça prendrait cette forme, mais j'y ai toujours cru."
"Faire progresser les droits des migrants"
Cette mission "d'éducation de l'industrie" se poursuit aujourd'hui. Le couple organise régulièrement des dîners avec des restaurateurs, pour les sensibiliser aux problèmes rencontrés par les travailleurs sans papiers. "Nous essayons de pousser d'autres chefs à utiliser leur pouvoir pour faire progresser les droits des migrants, au niveau local comme national", détaille Benjamin Miller en anglais. "La responsabilité d'un chef, d'un propriétaire de restaurant, est de tout faire pour protéger ses salariés", insiste Cristina Martinez, en espagnol.
Désormais, la patronne de South Philly Barbacoa n'a "plus peur" d'être arrêtée et expulsée. "Tout le monde sait où on est : si les autorités veulent nous trouver, c'est facile !, s'amuse-t-elle. Mais nous avons toute une communauté pour nous soutenir." Pour son mari, "être pris pour cible par les forces de l'ordre" ne ferait que donner une plus grande visibilité à leur militantisme. Surtout, le couple de chefs a "foi en l'avenir et en [leurs] valeurs". Benjamin Miller martèle : "Nous n'avons pas peur des conséquences parce que nous faisons ce qui est juste."
* Les liens renvoient vers des contenus en anglais.
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