: Témoignages "Je n'ai pas vu ma fille grandir" : séparée par la politique migratoire de Donald Trump, une famille exilée aux Etats-Unis raconte trois ans d'éloignement
Elles vivent en famille dans un appartement modeste, au rez-de-chaussée d'un petit immeuble de briques, en banlieue d'une métropole du nord-est américain. Des peintures religieuses ornent les murs, accompagnées d'une photographie des quatre sœurs, vieille de quelques années. Les diplômes de lycée des jeunes femmes sont fièrement exposés. "J'ai manqué une période cruciale de leur développement", observe Juana*, dont la voix devient vite tremblante.
Cette mère venue du Honduras a été séparée de ses quatre filles au printemps 2018, alors qu'elles franchissaient ensemble la frontière sud des Etats-Unis. Elle avait 36 ans ; la plus jeune de ses enfants, 7 ans. Casandra* et ses sœurs ont rejoint leur père, déjà installé dans le nord-est des Etats-Unis. Au même moment, Juana était détenue puis renvoyée vers un pays dont elle fuyait la violence. Pendant trois ans, elle a été forcée de vivre à des milliers de kilomètres de ses filles.
Comme elles, au moins 4 500 familles ont été séparées à la frontière sous la présidence de Donald Trump. Le résultat d'une politique visant à emprisonner puis à expulser des adultes entrés de manière irrégulière aux Etats-Unis, tandis que les mineurs les accompagnant étaient envoyés dans des centres, puis placés chez des proches ou des familles d'accueil. Un choix revendiqué par l'administration républicaine comme une façon de dissuader les arrivants. Juana a pu retrouver ses filles, mais plus d'un millier d'enfants restent séparés de leurs parents, selon le groupe de travail chargé de les réunir. La campagne présidentielle, largement centrée sur l'immigration et marquée par des paroles xénophobes, a replongé ces familles dans l'incertitude.
"Il m'a dit de prendre mes filles une dernière fois dans mes bras"
Montserrat*, l'aînée des filles de Juana, vit aujourd'hui avec son mari et sera bientôt mère. Abril* est entrée dans la vingtaine et Julieta* s'en approche. La dernière, Casandra, aux longs faux cils derrière ses lunettes rectangulaires, est une adolescente maintenant. Elle n'a aucun souvenir de ses 7 ans, de l'exil, ni du traumatisme qui a suivi.
Leur mère, au contraire, se rappelle précisément ce jour de mai 2018, le lendemain de leur arrivée au Texas. En entrant sur le sol américain, elles se sont présentées aux autorités. Dans le centre dans lequel elles ont dormi, "l'agent [du service des douanes] a dit que nous allions être séparées", raconte Juana en regardant ses mains. "Il m'a dit de prendre mes filles une dernière fois dans mes bras. Ma fille aînée m'a dit que tout irait bien, de rester forte."
"Ma petite fille ne voulait pas lâcher ma main. 'Ça suffit', m'a dit l'agent."
Juana, mère séparée de ses quatre filles à la frontièreà franceinfo
Montserrat tient la main de sa mère. "D'autres enfants étaient séparés de leurs parents autour de nous", intervient-elle d'une voix discrète. L'instinct de grande sœur a pris le dessus : "Je ne voulais pas m'effondrer." Les sœurs prennent contact avec des avocats, dans l'espoir de libérer leur mère. Mais Juana est placée dans un centre de détention du Texas connu pour manquer de services d'aide juridique. "C'était de nouveau extrêmement traumatisant pour elle", pointe Kayleen Hartman, directrice du pôle "séparation familiale" de Kids in Need of Defense (Kind), une organisation qui a aidé la famille.
Début octobre, Juana est expulsée, seule, vers le pays dans lequel elle a subi les menaces et les violences qui l'ont poussée, avec ses enfants, sur la route de l'exil. Le Honduras est "l'un des pays les plus violents au monde", et son taux d'homicide compte parmi les plus élevés d'Amérique latine, souligne Human Rights Watch.
Une vie de famille à réinventer
A CNN, qui l'a suivie à son retour dans son pays, Juana raconte qu'elle limite ses déplacements par prudence, exception faite de la messe chaque semaine. Un rituel familial qu'elle apprend à perpétuer seule. "Avant de quitter le Honduras, nous étions toujours ensemble. Les filles aidaient dans le commerce de leur grand-mère", se souvient la mère de famille. A distance, elle se sent mise à l'écart des nouvelles habitudes de ses filles, ne pouvant les suivre qu'au téléphone. Les anniversaires sont fêtés sans elle. "Je n'ai pas vu Casandra grandir."
Dans l'appartement américain, Montserrat prend soin, avec son père, de ses petites sœurs, elle qui n'est pas encore une adulte. "J'avais 16 ans. Ce n'était pas facile de devenir en quelque sorte une mère à ce moment-là", souligne la jeune femme. Sans Juana, l'adolescente cuisine pour la famille, entre autres tâches domestiques. "Quand Casandra a eu ses premières règles, elle s'est enfermée dans la salle de bain. Je ne savais pas comment gérer ça. J'avais besoin de ma mère, et mes sœurs aussi."
"Il était très difficile d'assumer ce rôle. Casandra pleurait chaque soir, elle réclamait sa mère. Elle était très triste, en détresse."
Montserrat, fille aînée de Juanaà franceinfo
Plus de deux ans passent sans perspective de retrouvailles. Entre les Etats-Unis et l'Amérique latine, des avocats et des organisations travaillent d'arrache-pied pour retrouver les parents expulsés et les rapprocher de leurs enfants. A l'arrivée au pouvoir de Joe Biden, début 2021, la nouvelle administration charge un groupe de travail de cette mission, et offre aux migrants concernés le droit de retourner aux Etats-Unis et une protection temporaire sur le territoire.
Mais "l'absence de données et de registres solides des familles séparées a rendu ce travail de réunification particulièrement difficile", pointe Jason Boyd, vice-président chargé des politiques fédérales au sein de Kind. En trois ans, la mission a réuni près de 800 familles, mais elle n'a trouvé aucun moyen de contacter les parents de près de 500 enfants, selon son dernier rapport. D'autres obstacles persistent, comme le coût du voyage et la sécurité, quand il faut parfois traverser des zones dangereuses pour obtenir des documents officiels.
Tandis que Kind défend ses filles sur le territoire américain, Juana est soutenue dans ses démarches au Honduras par l'organisation Al Otro Lado. C'est celle-ci qui prend en charge les coûts du voyage vers les Etats-Unis quand, à la fin du printemps 2021, la mère de famille reçoit la bonne nouvelle qu'elle espérait depuis trois ans. "Quand j'étais en route, des pensées m'envahissaient. Je me demandais comment les filles réagiraient", se souvient Juana. Arrivée à l'aéroport, elle entend l'une de ses filles crier "Voici Maman !", un bouquet de fleurs à la main. Ce jour-là est "inoubliable", un moment "très heureux" : "Il y a eu beaucoup de larmes, mais des larmes de joie."
"Cela va les affecter pour le reste de leur vie"
Juana travaille aujourd'hui dans le bâtiment. Les habitudes familiales ont repris, la messe les week-ends, les escapades occasionnelles vers la plage, les anniversaires... Montserrat avait promis à sa mère qu'elle ne se marierait pas sans elle à ses côtés. "J'ai pleuré pendant une semaine quand c'est arrivé !", sourit Juana, très émue.
Pour autant, les relations entre mère et filles ont changé. "Avec l'éloignement, elle et moi sommes devenues des personnes différentes", commente Montserrat. La jeune femme se garde de confier certains problèmes, de peur que sa mère s'inquiète. "La communication a changé, à mesure que les filles ont grandi", convient Juana. "Je n'ai plus la même autorité. Les choses ne peuvent plus être comme avant".
La famille peine à poser des mots sur son traumatisme, tant il reste vif. "Cela a été extrêmement dur", glisse brièvement Julieta, les yeux et le visage rougissants. Des propos appuyés par sa mère, la gorge nouée : "Ça me fait très mal." "Vous pouvez voir leur réaction physique à la simple évocation de la séparation", observe Gabriela Brito, avocate de Kind défendant les enfants de Juana. "C'est quelque chose qui va les affecter pour le reste de leur vie."
Les protections légales, elles, sont temporaires. A ce stade, Juana peut encore rester et travailler trois ans aux Etats-Unis, et ne sait pas quel sera son avenir au-delà. A quelques jours de l'élection présidentielle, elle confie "un sentiment général de peur" à l'égard du futur : "J'ai peur de ne pas pouvoir continuer à travailler. J'ai peur que la même chose se reproduise."
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressées, pour assurer leur anonymat et leur sécurité.
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