Reportage "Il suffit d'un imprévu pour se retrouver à la rue" : à Miami, la crise du logement met à mal le "rêve américain" de nombreux habitants

Article rédigé par Marie-Violette Bernard - envoyée spéciale à Miami (Floride)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Manuel Villalobos, un habitant de Miami (Floride, Etats-Unis), dans l'appartement qu'il partage avec sa mère et sa sœur dans le quartier d'Hialeah Gardens, le 27 septembre 2024. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Le comté le plus peuplé de Floride manque de 90 000 logements abordables. Un problème qui affecte aussi le reste des Etats-Unis, et s'est imposé comme l'un des sujets de la campagne présidentielle.

"Cette résidence, c'est un cadeau du ciel." Jairo Enrique Gutierrez avance d'un pas rapide dans la petite allée bordée de palmiers du complexe d'appartements dans lequel il a emménagé deux mois plus tôt, en plein cœur de Miami (Floride). Casquette assortie au tee-shirt, le retraité de 67 ans nous guide jusqu'au coin barbecue, doté de quatre grills rutilants, puis vers la piscine et le jacuzzi. "Il y a des fauteuils pour aider ceux qui ont du mal à marcher à rentrer dans l'eau, vante-t-il. On dirait un hôtel, mais pour les seniors avec des petits revenus." Bienvenue à Block 55, résidence de 578 appartements abordables, exclusivement réservée aux plus de 62 ans.

C'est une rareté aux Etats-Unis. En quatre ans, le pays s'est enfoncé dans une profonde crise du logement, au point de devenir un sujet de la campagne présidentielle, note le magazine Time. Ces dernières semaines, Donald Trump comme Kamala Harris ont dévoilé des mesures pour favoriser l'accès à la propriété. Le candidat républicain veut permettre la construction sur des terres fédérales, quand la démocrate promet une aide allant jusqu'à 25 000 dollars pour les premiers achats.

Jairo Enrique Gutierrez montre la piscine et le jacuzzi, accessibles aux personnes à mobilité réduite, du complexe Block 55, le 3 octobre 2024, à Miami. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Si la question du logement s'invite au plus haut niveau de la campagne, c'est que les prix à l'achat ont grimpé de 53% depuis janvier 2020, quand les loyers ont bondi de 25%, rapporte CBS News. Une majorité d'Américains y consacre désormais plus de 30% de ses revenus (26,7% en moyenne en France en 2022, selon l'Insee). Aux racines du problème : une pénurie de logements, avec un manque de 4 à 7 millions d'habitations à travers le pays, relate la radio NPR.

A trois dans le même lit

La Floride, l'un des Etats les plus peuplés du pays, illustre ce problème national. Dans le comté de Miami-Dade, qui compte 2,7 millions d'habitants, "il manque 90 000 logements abordables", observe Audrey Aradanas, directrice adjointe de l'association Miami Homes for All. Ici, "le loyer mensuel moyen est de 1 900 à 2 000 dollars". Largement au-dessus du budget de 1 300 à 1 500 dollars que devraient idéalement respecter la plupart des foyers, alors que le revenu médian annuel est de 70 000 dollars aux Etats-Unis.

"Tout le monde devrait avoir des options pour trouver une habitation en fonction de ses moyens. Mais à Miami, des dizaines de milliers de personnes ne gagnent pas assez pour se loger."

Audrey Aradanas, directrice adjointe de Miami Homes for All

à franceinfo

Manuel Villalobos en fait l'expérience depuis plus de sept ans. Ce Vénézuélien de 29 ans a quitté son pays en 2017, avec sa mère et sa sœur aînée. "Quand on fuit son pays, on s'attend à faire face à beaucoup de difficultés. Mais je n'avais pas mesuré à quel point le logement en serait une", concède ce diplômé en psychologie, détenteur d'un permis de séjour en raison de la situation politique au Venezuela.

Manuel Villalobos montre la seule photo de famille qu'il possède dans son appartement près de Miami, le 27 septembre 2024. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Avant de trouver un emploi d'analyste pour l'association Catalyst Miami, qui aide les habitants à accéder à certains services et prestations sociales, Manuel a enchaîné les emplois alimentaires : ouvrier sur des chantiers de démolition, salarié d'une laverie industrielle... "Comme nous parlons anglais, ma sœur et moi avions plus d'opportunités que ma mère, qui ne parle qu'espagnol." Mais même deux salaires ne suffisaient pas à louer un appartement.

"Pendant deux ans, on a payé 400 dollars par mois à ma tante pour dormir dans une même pièce, et dans un même lit, avec ma sœur et ma mère."

Manuel Villalobos, un habitant de Miami

à franceinfo

La maison de quatre chambres "accueille jusqu'à onze personnes en même temps". Au fil des ans et des opportunités professionnelles, les revenus des Villalobos augmentent. "J'ai fini par pouvoir louer une deuxième chambre chez ma tante, témoigne Manuel. Ma mère et ma sœur se partageaient l'autre." Pour économiser de quoi emménager dans leur propre "chez eux", le presque trentenaire cumule même deux emplois durant la pandémie.

Acheter, une "peine à perpétuité"

A l'hiver 2020, les Villalobos réunissent enfin de quoi s'installer en location dans un trois-pièces à Hialeah Gardens, tout près du quartier vénézuélien. "Au début, nous n'avions que les lits, et une petite table à manger avec des chaises de jardin", se souvient Manuel. Depuis, un grand canapé blanc acheté à crédit, des étagères et une télévision ont été ajoutés. La décoration reste sommaire, "mais on a commencé à mettre quelques photos".

"On a de la chance d'avoir un endroit à nous, dans une résidence récente", se réjouit Manuel. Mais sa mère et sa sœur partagent toujours une chambre, le placard de l'entrée est plein à craquer, et le lave-vaisselle, que la famille n'utilise pas, s'est transformé en rangement pour les torchons, faute de place.

Manuel Villalobos montre les torchons stockés dans le lave-vaisselle de son appartement près de Miami, le 27 septembre 2024. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Manuel a bien "regardé des quatre-pièces dans la même résidence, pour avoir chacun sa chambre", mais déménager coûterait trop cher. Les salaires sont engloutis par les frais du quotidien et le remboursement des dettes contractées pour payer le traitement de leur père, resté vivre au Venezuela et mort d'un cancer en 2022. Sans compter la hausse du loyer.

"En trois ans, le loyer est passé de 1 900 à 2 700 dollars. C'est presque la moitié des 6 000 dollars que nous gagnons à trois, maintenant que ma mère travaille."

Manuel Villalobos, un habitant de Miami

à franceinfo

"J'ai renoncé à une part du rêve américain", confie Manuel. Pour le jeune Vénézuélien, s'endetter pour acheter serait presque "une peine à perpétuité". "Les taux d'emprunt sont très élevés, il faudrait payer les traites, mais aussi l'entretien, avoir beaucoup d'argent de côté en cas d'incident...", liste-t-il, assis dans son petit salon.

De propriétaire à expulsée

"Pour beaucoup d'habitants de Miami, la charge financière du logement est tellement élevée qu'il suffit d'un imprévu pour se retrouver à la rue", remarque Audrey Aradanas, de l'association Miami Homes for All. Une série d'imprévus, dans le cas de Cristina Livingston. Il y a quelques années encore, cette Colombienne de 59 ans vivait son propre "rêve américain". Installée aux Etats-Unis depuis ses 19 ans et naturalisée, elle avait acheté un appartement dans le très huppé quartier de Bal Harbour. "Je savais que ce serait un bon investissement : c'est un quartier cher, très sûr, avec de bonnes écoles", raconte cette mère de deux enfants, attablée à la terrasse d'un café.

Son mari, conducteur de camions, remboursait l'emprunt. Cristina, à l'époque assistante administrative pour la police, payait "tout le reste". En 2011, son conjoint perd son emploi.

"Il m'a menti et a dit qu'il continuait de verser les traites. Quelques mois plus tard, il m'a quittée en me laissant dans un appartement qui avait été saisi."

Cristina Livingston, une habitante de Miami

à franceinfo

A la même période, la mère de Cristina est emportée par un cancer fulgurant. "C'était très dur, et il fallait que je m'occupe de mes jeunes fils. Je ne pouvais travailler qu'à mi-temps." Après des mois de recours juridiques, la mère célibataire finit par perdre son appartement, mais parvient à trouver un deux-pièces qu'elle loue 1 300 dollars par mois. Un conflit avec le propriétaire, qui refuse de payer les travaux pour remédier à un problème de moisissure, la conduit devant la justice.

Cristina Livingston dans un café à Miami, en Floride, le 30 septembre 2024. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Durant toute la durée de la procédure, Cristina doit verser chaque mois à la cour une caution équivalant au montant du loyer, qu'elle a cessé de payer sur les conseils de son avocat. Mais la pandémie met l'économie américaine à l'arrêt, et la mère célibataire est licenciée. Incapable de continuer à payer le tribunal, elle est expulsée par décision de justice, en novembre 2020. "Une association, le Miami Workers Center, m'a invitée à témoigner lors d'une réunion du conseil municipal du comté de Miami-Dade." Des années de galère résumées en deux minutes lui gagnent le soutien d'élus, qui s'engagent à la reloger dans un hôtel le temps qu'elle retrouve un emploi.

Une affiche du Miami Workers Center donne des conseils aux locataires menacés d'expulsion, lors d'un atelier au siège de l'organisation, le 28 septembre 2024. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Durant un an, Cristina et ses deux enfants sont ballottés d'hôtel en hôtel. En 2021, la mère de famille est embauchée à mi-temps chez Catalyst Miami. Elle réunit l'apport nécessaire à la location d'un appartement, mais cela ne suffit toujours pas. "Aux Etats-Unis, lorsqu'un locataire est expulsé, c'est noté dans son dossier pour une durée de sept ans", explique-t-elle.

"A chaque fois que je déposais une demande pour un appartement, on me disait non, sans même vouloir écouter mon histoire."

Cristina Livingston, une habitante de Miami

à franceinfo

Ce n'est que grâce à l'aide d'un agent immobilier qu'elle finit par trouver un propriétaire acceptant de lui louer un deux-pièces. Initialement fixé à 1 950 dollars, le loyer a depuis atteint 2 250 dollars. "Ça représente 75% de ce que je gagne chaque mois. Je dois soit trouver un temps plein, soit un deuxième boulot", constate Cristina, mimant le geste d'être prise à la gorge.

Face aux investisseurs, "les habitants ne peuvent pas suivre"

"Miami-Dade devient trop cher", déplore Audrey Aradanas. La flambée des prix de l'immobilier, en partie alimentée par la hausse des assurances liée à la crise climatique, provoque "un exode d'une partie des habitants". En parallèle, "des investisseurs venus du reste des Etats-Unis ou de l'étranger achètent de nombreuses propriétés et font encore grimper les prix", relève la directrice adjointe de Miami Homes for All. "Les habitants à faibles ou moyens revenus ne peuvent pas suivre."

Pour les aider, le comté de Miami-Dade s'efforce de "mieux protéger les droits des locataires" et "de favoriser les investissements dans les logements abordables", souligne Audrey Aradanas. La résidence Block 55, où s'est installé Jairo Enrique Gutierrez, en est un exemple.

La nouvelle résidence Block 55, réservée aux seniors à faibles revenus, le 2 octobre 2024, dans le quartier d'Overtown, à Miami (Floride). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Dans les couloirs de ce complexe ultra-sécurisé, qui sent encore le neuf, on croise des aspirants locataires venus déposer un dossier. "Pour habiter ici, il faut respecter certains critères d'âge et de revenus", détaille Eddie, un des responsables du parc locatif. De premiers appartements ont été attribués en priorité à des habitants de Miami, notamment une cinquantaine de personnes devant être relogées après un incendie.

Jairo Enrique Gutierrez, contraint de déménager avant la destruction de son immeuble, paie 300 dollars chaque mois, "plus les charges", pour un deux-pièces "avec tout l'électroménager dernier cri". Le reste du loyer est pris en charge par les services publics.

Jairo Enrique Gutierrez profite du patio de la résidence Block 55, le 2 octobre 2024, à Miami. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Arrivé au terme de son tour de jardin, l'énergique retraité marque une pause. "Vivre dans cette résidence, c'est vraiment une aubaine", insiste notre guide improvisé. Cet ancien chauffeur de bus et sa femme gagnent à peine 1 600 dollars par mois. "Quand je travaillais encore, on vivait à Miami Beach. Aujourd'hui, nous n'aurions absolument pas les moyens."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.