Visite du pape François à Marseille : "Il faut mettre des visages sur les migrants naufragés", exhorte le président de l'ONG SOS Méditerranée
Une visite historique, en partie consacrée aux migrants naufragés. La venue du pape François à Marseille (Bouches-du-Rhône), vendredi 22 septembre, lors des Rencontres méditerranéennes, sera l'occasion pour le souverain pontife de se recueillir au Mémorial des marins et migrants disparus en mer. Alors que l'année 2023 connaît un bond dans les traversées clandestines entre l'Afrique du Nord et l'Europe, le pape François a d'ores et déjà appelé à relever le "défi difficile" de l'immigration "ensemble (...), en mettant au premier plan la dignité humaine et les personnes".
Parmi les groupes qui tentent de relever ce défi, figure l'ONG SOS Méditerranée, qui a son camp de base dans la cité phocéenne. A bord de son navire orange, l'Ocean Viking, l'association essaie tant bien que mal de venir en aide aux naufragés en mer Méditerranée. Franceinfo s'est entretenu avec son président, le capitaine François Thomas, afin de recueillir son point de vue sur ce déplacement marquant.
Franceinfo : la visite du pape est-elle un coup de projecteur suffisant pour votre cause, à savoir la lutte contre les naufrages de migrants ?
François Thomas : Ce n'est jamais suffisant, bien sûr, mais c'est très important. Ce sont des rencontres formidables, parce qu'elles sont interculturelles et interreligieuses, et mettent en avant la Méditerranée et ses naufrages. En ce moment, on reparle de Lampedusa (Italie) par exemple, mais on oublie la tragédie qu'il y a derrière, qu'il y a plus de 2 000 victimes en Méditerranée centrale depuis le début de l'année. Ce sont les pires chiffres depuis 2017. On ne doit pas oublier qu'il y a plus de 28 000 personnes qui ont perdu la vie en Méditerranée depuis 2014 [date du début des décomptes], 80% d'entre elles en Méditerranée centrale.
On ne doit pas oublier non plus que ces personnes ne quittent pas leur pays pour le plaisir. Que ces personnes qui sont arrivées ces jours-ci à Lampedusa ont risqué leur vie, mais tous ne sont pas arrivés. Il y a sûrement eu de nombreux disparus sans témoins. C'est très important de le rappeler.
Comment qualifiez-vous l'engagement du pape François, qui accorde une grande place aux migrants dans son pontificat ?
Le pape a toujours eu un discours très fort sur ces tragédies qui perdurent en Méditerranée. Quelques mois après son élection, il y a dix ans, son premier voyage en dehors de Rome avait justement été à Lampedusa.
"Parmi les termes que le pape utilise, je retiens celui de 'mondialisation de l'indifférence'. La tragédie doit cesser, surtout que les moyens existent."
François Thomas, président de l'ONG SOS Méditerranéeà franceinfo
Il faut que l'Europe agisse et que l'on commence par arrêter de criminaliser les ONG qui fournissent, disons-le, une solidarité européenne.
Le pape est un leader religieux, mais aussi un chef d'Etat. Représente-t-il, selon vous, un exemple pour ses homologues européens ?
Il appelle à la solidarité et il demande d'ailleurs régulièrement aux Etats de se mobiliser. Mais il est le seul à avoir une parole aussi forte. Il y a bien, parfois, des discours humanistes prononcés par des chefs d'Etat, mais les actions ne sont pas là et ensuite, ça continue. Il est le seul chef d'Etat, la seule grande personnalité internationale, à autant demander à ce que des actions soient mises en place.
Comme l'explique le cardinal Jean-Marc Aveline, qui a invité le pape à Marseille, François ne veut pas qu'on le regarde lui, mais que l'on regarde la Méditerranée. Il faut écouter les témoignages de cette réalité, des traversées, des souffrances de toutes ces personnes que nous avons à bord de l'Ocean Viking. Il faut mettre des visages et des histoires de vie sur les migrants naufragés.
Plusieurs fois dans ses prises de parole, il a qualifié la Méditerranée de "cimetière" de migrants. Comment cette situation a-t-elle pu s'installer dans la durée ?
L'histoire retiendra que l'Italie, après le tristement célèbre naufrage du 3 octobre 2013, avait mis en place une opération très importante, appelée "Mare nostrum", pendant quasiment un an. Cette opération avait permis à l'époque de sauver plus de 100 000 personnes. Mais sans le soutien de l'Europe, l'Italie a arrêté cette opération et, l'année suivante, en 2015, il y a eu un nouveau naufrage absolument terrible avec plus de 1 000 victimes en Méditerranée centrale. SOS Méditerranée a été créé à ce moment-là.
Mais après avoir été félicitées, les ONG ont été criminalisées. Des difficultés pour opérer ont commencé à apparaître et, malheureusement, la situation ne fait que se dégrader. L'Europe d'aujourd'hui n'est plus conforme à la vision de ses créateurs. On parle de migrants avant de parler de personnes, d'êtres humains. Le naufrage qui a eu lieu en Grèce en juin, on l'a vite oublié, alors que cela pourrait se reproduire. L'Unicef a rappelé en juillet que chaque semaine, onze enfants perdent la vie en tentant de traverser la Méditerranée. Même si c'était une seule victime, ce serait déjà trop.
Il y a les messages humanistes, les appels à la solidarité. Mais il y a aussi les critiques et les violences que vous essuyez, comme l'intrusion de militants identitaires dans vos locaux en 2018. Comment naviguez-vous au milieu de tout cela ?
C'est vrai qu'il y a des moments difficiles, que ce soit l'attaque de nos bureaux [deux des 23 prévenus ont été condamnés dans cette affaire], les tirs des garde-côtes libyens qui menacent nos équipes, ou encore les blocages que nous avons parfois subis dans les ports italiens.
"Je suis issu de la marine marchande, j'ai passé 50 ans dans le domaine maritime. Mais quand j'ai rejoint cette association, j'ai été surpris par deux choses : l'ampleur de la tragédie, mais aussi le non-respect des obligations qui incombent aux Etats."
François Thomas, président de l'ONG SOS Méditerranéeà franceinfo
On se souvient de la longue errance de l'Ocean Viking pendant trois semaines [fin octobre 2022] pour finalement débarquer à Toulon (Var) en novembre dernier. Ce que nous avons vécu était absolument terrible pour nos équipes à bord. Trois semaines dans le froid, l'humidité, avec des personnes malades, dont certaines menaçaient de se suicider. Des centaines de personnes avec des enfants, qui errent aux portes de l'Europe, et aucun port n'est capable de les accueillir ? C'est de la non-assistance à personne en danger.
Avec ce soutien du pape, vous sentez-vous moins seuls dans votre mission ?
Il y a des moments où nous aimerions qu'il y ait un plus grand élan de solidarité, d'humanité, par rapport à ce dont nous sommes témoins. Bien sûr, il y a les attaques innommables sur les réseaux sociaux. Beaucoup de mensonges aussi, comme la théorie de l'appel d'air, pourtant démontée par plusieurs études. Car, qu'il y ait des ONG présentes ou pas, les traversées continuent !
Nous faisons très attention à respecter strictement le droit maritime, ce que tous ne font pas, notamment dans la zone de recherche et de sauvetage confiée à la Libye. Oui, on peut se sentir seuls, mais nous recevons aussi énormément de messages de soutien, ainsi que la solidarité de beaucoup d'associations. Nos équipes font un travail admirable jour et nuit, afin de protéger ces personnes, les soigner et les réconforter. C'est épuisant, bien sûr, mais pas décourageant. Pas du tout.
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