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Tribune Le Syndicat de la magistrature dénonce "12 contre-vérités" d'Éric Dupond-Moretti

Katia Dubreuil, revient sur "12 contre-vérités" du ministre de la Justice lors de ses récentes apparitions médiatiques, et l'accuse "d'intimidations exercées à l’encontre des acteurs de la justice économique et financière".

Article rédigé par franceinfo
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Des magistrats lors d'une manifestation contre le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, à Rennes, le 24 septembre 2020. (DAMIEN MEYER / AFP)

Trois semaines après l’ouverture d’une enquête administrative contre trois magistrats du Parquet national financier (PNF), le Syndicat de la magistrature (SM) accuse le garde des Sceaux de "détournement de pouvoir" et dénonce une crise institutionnelle. Le SM reproche à Eric Dupond-Moretti d’avoir "ordonné" cette enquête "qui le concerne personnellement" et de s’en justifier par une succession de "contre-vérités" dans ses interviews. La présidente du syndicat de la magistrature, Katia Dubreuil, porte cette tribune publiée sur franceinfo.fr. Elle s’exprime ici librement. Et elle reprend 12 déclarations d'Eric Dupond-Moretti qu'elle conteste point par point.


Depuis trois semaines, les juges et les procureurs, rejoints par des avocats et d’autres voix de la société civile, dénoncent la décision d’un garde des Sceaux en plein conflit d’intérêts d’ordonner une enquête administrative contre trois magistrats du Parquet national financier (PNF) au sujet de l’enquête ayant porté sur les fadettes d’avocats [relevé des appels téléphoniques transmis par les opérateurs], qui le concerne personnellement. Cette attaque rejoint la longue liste des intimidations exercées à l’encontre des acteurs de la justice économique et financière. Après les rassemblements massifs du 24 septembre devant les tribunaux, la liste des motions votées au cours d’assemblées générales exceptionnelles dans toutes les juridictions de France s’allonge - le chiffre de 100 a été atteint mercredi avec le vote unanime des magistrats de la Cour d’appel de Paris.

Depuis jeudi dernier, dans l’émission "C à vous", et à nouveau jeudi 8 octobre sur les ondes de RMC devant Jean-Jacques Bourdin, le ministre de la Justice, qui prend enfin conscience de la gravité de la crise institutionnelle en cours, s’emploie à éteindre le feu. Alors que jusqu’ici, il traitait par le mépris en les balayant d’un revers de main les questionnements des journalistes sur ce sujet, il tente de justifier point par point ses agissements en la matière. L’inquiétude qui s’exprime au sein même de la majorité à propos de son positionnement n’est sans doute pas étrangère à ce revirement. L’ennui, c’est que les éléments qu’il martèle pour tenter de se justifier sont faux.

"Fronde inédite, ce n’est pas vrai (…) ça n’est pas une fronde inédite, c’est une fronde classique, plutôt", dit Eric Dupond-Moretti.

Cette mobilisation est terriblement exceptionnelle. Le ministre aurait d’ailleurs bien du mal à nous indiquer un autre exemple de révolte judiciaire, de la base au sommet – première présidente et procureur général de la Cour de cassation, conférence nationale des procureurs généraux, conférence nationale des présidents – pour une fois unanimes, en passant par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), au sujet d’un détournement de pouvoir commis par le garde des Sceaux.

"Un conflit d’intérêts c’est quand on est juge et partie", dit Eric Dupond-Moretti.

Il est surprenant que le ministre ignore la définition légale du conflit d’intérêts : une situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction. En l’espèce, il existe à l’évidence une situation d’interférence entre un intérêt public - le bon fonctionnement du PNF - et un voire des intérêts privés : ceux d’Eric Dupond-Moretti qui s’est estimé victime des agissements de ce même parquet financier, celui de ses proches et notamment de Thierry Herzog, qui sera jugé prochainement sur la base d’une enquête initiée par le PNF. De plus, Eric Dupond-Moretti est bien "juge" : le garde des Sceaux est seul compétent pour saisir le CSM en matière disciplinaire, et c’est encore au seul garde des Sceaux de décider de la sanction contre les magistrats concernés après avis consultatif de cette instance.

"Argument fallacieux"

"Qu’est-ce qui se passe? Une enquête secrète est ouverte, je dis bien secrète, elle dure six ans, (…) tout ça ça fouille pendant longtemps", dit Eric Dupond-Moretti.

L’enquête préliminaire est secrète, c’est la loi, la volonté du législateur, contrairement à ce qu’essaye d’instiller le ministre. Les fadettes d’avocats et d’un magistrat ont été examinées pendant quelques jours, et non pas, évidemment, pendant six ans. Aucune disposition légale n’encadre l’exploitation des fadettes des avocats et des magistrats. Si cet état de fait pose une difficulté – ce qui peut s’entendre c’est donc vers le législateur que le ministre doit se tourner pour faire évoluer le cadre légal dans un sens plus protecteur pour les parties.

"Les syndicats contestent cette inspection devant le Conseil d’Etat ; le Conseil d’Etat leur donne tort", dit Eric Dupond-Moretti.

Le Conseil d’Etat ne s’est pas prononcé sur la légalité de l’inspection. Aucune audience n’a eu lieu. La requête a été déclarée irrecevable, c’est-à-dire que c’est un motif de procédure et non de fond qui a conduit à cette décision.

"Les gens qui rédigent ce rapport [d’inspection], ces gens-là, ce sont des magistrats. Indépendants, comme monsieur Molins, comme madame Arens, comme tous les autres magistrats", dit Eric Dupond-Moretti.

Cet argument, seriné à cinq reprises par le ministre au cours de ces interviews, est tout simplement fallacieux. C’est le positionnement statutaire, et non la qualité de magistrat, qui fait ou non l’indépendance vis-à-vis du garde des Sceaux. Les magistrats détachés au cabinet du garde des Sceaux sont-ils indépendants de lui ? Les magistrats en administration centrale, chargés d’exécuter la commande politique impulsée par le ministre, sont-ils indépendants de lui ? Le statut des magistrats à l’Inspection générale de la Justice (IGJ) est le même que celui des magistrats de la chancellerie. Un rapport de l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe, sorti cette semaine, déplore justement qu’en France, l’IGJ soit placée sous l’autorité du ministre de la Justice et non du CSM. Le chef de l’IGJ peut être démis de ses fonctions du jour au lendemain par le ministre.

"Caractère vindicatif"

"Que dit alors le bureau de déontologie? Il a relevé des choses qui appartiennent en réalité à des errements déontologiques (…) de trois ordres : lenteur, manque de rigueur voire manque de loyauté", dit Eric Dupond-Moretti.

Puisque le ministre se prévaut sans arrêt de cette analyse formulée par une administration qui dépend de son autorité il est incompréhensible que, dans son souci de grande transparence, il ne l’ait pas rendue publique.

Sur le fond, le rapport de l’IGJ ne relève ni illégalité, ni violation des droits, ce qui contredit directement l’accusation de "barbouzerie", et de "clique", précédemment proférée par le ministre.

La "lenteur" et le "manque de rigueur" sont relevés à partir de l’examen d’un seul dossier : si chaque policier, chaque gendarme, chaque magistrat faisait l’objet d’une enquête administrative à chaque fois qu’une procédure n’est pas traitée dans des délais satisfaisants, il y aurait beaucoup de monde à inspecter, pas seulement ceux qui enquêtent sur les amis du ministre. Une procédure longue peut résulter d’une stratégie d’enquête ; elle résulte trop souvent des insuffisants moyens des services de police judiciaire et des parquets.

Pour ce qui est du devoir de loyauté, nous attendons avec délectation des poursuites disciplinaires parce que le PNF n’a pas diffusé à destination des magistrats du parquet général de rapport sur cette enquête qui portait sur… l’auteur, au sein de l’appareil judiciaire, de fuites à destination d’un ancien président de la République.

"En ma qualité de ministre, je ne peux pas laisser ça en l’état. On m’a dit : vous avez donné les noms, et bien les noms, ils étaient dans Paris Match", dit Eric Dupond-Moretti.

En qualité de plaignant dans cette procédure, et après les propos tenus sur le PNF, qui n’ont jamais été retirés, le ministre ne peut pas saisir l’inspection, tout comme il devra s’interdire de saisir le CSM et, in fine, de prononcer une sanction. La diffusion des noms des magistrats dans le communiqué de la chancellerie montre bien le caractère vindicatif de son entreprise.

"Les magistrats ne sont pas au dessus des lois. Tout le monde a des comptes à rendre", dit Eric Dupond-Moretti.

Ils en rendent, en effet. Ces dix dernières années, plus de 70 magistrats ont fait l’objet de sanctions disciplinaires prononcées par le CSM et autant d’un avertissement disciplinaire prononcé par leurs chefs de cour. Personne n’a alors protesté.

"Absence de dialogue réel"

"Qu’a-t-on à craindre si aucune faute déontologique n’a été commise ?", dit Eric Dupond-Moretti.

Tout simplement, et dangereusement, une tentative de déstabilisation des acteurs judiciaires de la lutte contre la corruption, surtout à l’aube du procès d’un ancien président de la République et d’un avocat ami du garde des Sceaux, et ce quelle que soit, in fine, l’issue de la procédure administrative dans plusieurs mois.

"Je tends la main à tout le monde. J’ai invité les syndicats ce matin, j’ai dit venez, sur l’enquête préliminaire par exemple, je leur ai dit venez travailler avec moi. Ma porte elle est ouverte et j’espère qu’ils la franchiront", dit Eric Dupond-Moretti.

Le fait de ne recevoir aucune réponse, ni même un accusé de réception, aux trois courriers envoyés depuis juillet par le Syndicat de la magistrature pour demander à être consultés sur le fond des réformes a démontré l’absence de dialogue réel, d’autant que le ministre a parallèlement multiplié dans les médias des annonces intempestives, par ailleurs dépourvues de fond, sans aucune consultation préalable. Le ministre affirme maintenant opportunément le contraire et nous presse d'accepter une date d’entretien, dans le contexte qu’on connaît.

"Deux de ces magistrats n’ont pas déféré à l’IGJ, pardonnez-moi mais on rêve, en excipant de l’illégalité de l’Inspection alors que le Conseil d’Etat leur avait dit ce qu’il avait à dire" , dit Eric Dupond-Moretti.

Seul un magistrat, et non deux, n’a pas déféré. Le Conseil d’Etat n’a pas jugé de la légalité ou non de cette inspection. En revanche l’IGJ elle-même a indiqué dans son rapport qu’elle ne pouvait répondre à certaines questions posées qui portaient atteinte à la séparation des pouvoirs, ce qui rejoint les arguments du magistrat qui a refusé d’être entendu.

"Je vous ai donné une réponse de A à Z dans la chronologie, parce que la chronologie elle plaide pour moi", dit Eric Dupond-Moretti.

Pas quand chaque étape du raisonnement est construite sur une contre-vérité.

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