: Enquête Uber Files : comment le groupe a mis au point une stratégie pour minimiser l’impôt
Les Uber Files révèlent que la multinationale a pratiqué l’optimisation fiscale à une échelle mondiale, en répercutant l’impôt sur ses chauffeurs et leurs clients, avec le soutien des Pays-Bas, et au détriment de plusieurs pays.
Début 2015, alors que l'Europe envisage de mieux règlementer les géants de la tech américains (Google, Apple et Amazon), les accusant de concurrence déloyale et de ne pas payer suffisamment d’impôts, les dirigeants d'Uber Technologies Inc. craignent que leur entreprise ne soit la prochaine sur la liste. Et pour cause : la fuite de documents baptisée Uber Files, partagée par le Guardian avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses partenaires, dont la cellule investigation de Radio France, montrent que le géant du transport en véhicule de tourisme avec chauffeur (VTC) a trouvé le moyen d'économiser plus de 500 millions de dollars d'impôts dans le monde, en faisant transiter ses bénéfices par les Bermudes et d'autres paradis fiscaux.
>> Uber Files : révélations sur les pratiques de lobbying du géant des VTC
Une phrase résume la crainte du groupe : "Notre structure fiscale, en termes de politique européenne pure, est le talon d'Achille de l'entreprise", écrit Mark MacGann, lobbyiste en chef d’Uber pour l’Europe, au chef du département fiscal d’Uber. Selon les documents auxquels nous avons eu accès, Uber a alors l’idée de créer une diversion en se défaussant sur ses chauffeurs. L’idée consiste à donner un "os à ronger" aux autorités fiscales, en leur proposant de collecter les taxes directement auprès d’eux. Dans un e-mail adressé à des cadres du groupe, Mark MacGann soutient qu’un partage d'informations sur les revenus des chauffeurs pourrait "contenir" les demandes des autorités fiscales européennes. Uber pourrait ainsi "éviter l'élargissement de l'enquête à d'autres pays et/ou d'autres questions fiscales". Selon certains e-mails confidentiels auxquels nous avons eu accès, des cadres donnent des éléments de langage à leurs directeurs régionaux. Il faut mettre en avant les "solutions" qu’Uber a conçues pour s'assurer que ses chauffeurs payent bien leurs impôts, disent-ils. En Estonie, on ira même plus loin : une plateforme numérique de déclaration d'impôts sera testée en partenariat avec les autorités fiscales locales.
"Nous savons que certains sujets, tels que... la fiscalité des entreprises, sont très sensibles et génèrent beaucoup de critiques", reconnaît Pierre-Dimitri Gore-Coty, alors directeur d'Uber, dans un mémo rédigé en novembre 2015 avec Travis Kalanick, cofondateur et patron du groupe à l’époque. Il admet : "Nous avions l'habitude d'échapper à ces [sujets]", en affirmant qu’"Uber se conformait à la règlementation dans chaque ville où il opérait". Mais le discours change. On adopte un profil bas. Le dirigeant se dit désormais "très enthousiaste à l'idée de voir qu'Uber adopte un récit plus humble, rationnel et pragmatique".
Après avoir utilisé les chauffeurs comme dérivatifs en Europe, Uber va exporter cette méthode vers d’autres continents. Dans un mémo daté de 2016, un haut responsable de la multinationale décrit comment, au Nigeria, une équipe de son groupe a réussi à détourner le débat sur l’imposition d'Uber en se focalisant sur les chauffeurs. "Nous avons rencontré les autorités fiscales de Lagos, qui ont salué nos efforts pour assurer la conformité fiscale [des chauffeurs]. Nous avons déplacé leur attention de 'l’évasion fiscale' d'Uber vers la collaboration pour assurer la conformité [des chauffeurs]", écrit encore ce responsable.
Cette "question" dont on ne doit pas parler
Pour payer le moins d’impôts possible, Uber a toujours affirmé qu'elle n'était pas une société de transport, mais un simple opérateur de plateforme numérique mettant en relation des usagers et des chauffeurs, qui sont des entrepreneurs indépendants et non des employés. Cette définition permet à l'entreprise d'éviter le versement de cotisations de sécurité sociale et la perception de TVA sur les trajets.
Mais Uber a fait plus que cela. Elle a créé une filiale aux Bermudes, qui détenait jusqu’en 2019 ses brevets en matière de technologie de transport. Les redevances liées à l'utilisation de son application étaient ainsi versées à l'unité basée dans les Caraïbes, ce qui réduisait considérablement la facture fiscale du groupe. "C'est la partie Bermudes ou Caïmans qui met tant de gens en colère en Europe", écrit Rachel Whetstone, alors responsable de la communication d'Uber, dans un courriel adressé aux cadres. Elle se dit cependant fière de la politique fiscale mise en place par son entreprise. "Même si nous n’étions pas impliqués dans l'affaire des Caraïbes [référence aux Bermudes] nous aurions une longueur d'avance sur les autres entreprises technologiques américaines", ajoute-t-elle, avant de préciser : "Cela reste entre nous, car on parle là d’une question qui ne doit pas être nommée". Contactée, Rachel Whetstone n’a pas souhaité faire de commentaire.
À cheval entre San Francisco et Amsterdam
Pour optimiser ses résultats, Uber a bénéficié de la bienveillance d’un pays d’Europe en particulier : les Pays-Bas. En effet, si le siège d'Uber est bien à San Francisco, aux États-Unis, dans deux bâtiments rutilants qui font face à la baie, le centre financier de l'entreprise se trouve lui à Amsterdam. En 2012, quelques mois après ses débuts en France, Uber crée une société néerlandaise, Uber BV, destinée à recevoir les paiements des clients qui réservent des voitures, quel que soit l’endroit où elles se trouvent dans le monde. Pendant longtemps, Uber BV aurait reversé jusqu'à 80% de ses ressources aux chauffeurs, la majeure partie du restant ayant été transférée à son établissement des Bermudes où les revenus des entreprises n’étaient pas imposés.
Lorsqu’un journaliste de TechCrunch (site d’information spécialisé américain) demande à Uber pourquoi son siège international se trouve aux Pays-Bas, et comment s’articule sa fiscalité, un voyant rouge s’allume. Le chef du lobbying d’Uber en Europe, Mark MacGann, et un porte-parole d'Uber échangent sur la manière de répondre à ses questions. Ils décident de banaliser leur implantation. "Nous devons vraiment montrer que des CENTAINES de grandes entreprises internationales se sont installées à [Amsterdam] depuis des décennies, écrit Mark MacGann dans un e-mail. Amsterdam et le gouvernement néerlandais ont montré que les Pays-Bas sont ‘ouverts aux affaires’."
Le "soutien" des Pays-Bas
Le lien particulier qui unit Uber avec les autorités des Pays-Bas devient cependant problématique au printemps 2015, lorsque les autorités fiscales de France, d'Allemagne, de Suède, du Royaume-Uni et de Belgique contactent leur homologue néerlandais, afin qu’Uber BV partage les informations qu’elle possède sur ses conducteurs. Ces autorités veulent connaître les noms et dates de naissance des travailleurs, leurs plaques d'immatriculation, le nombre de trajets, leurs comptes bancaires et d'autres détails, pour déterminer quelles sont leurs obligations fiscales. Ce que les cinq pays de l'UE cherchent alors à savoir, c’est si la société paye bien ses impôts là où elle le doit et s’il faut lui facturer une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les trajets. "Ce sera une bataille importante pour laquelle nous avons besoin du soutien des [autorités fiscales néerlandaises]", écrit Rob van der Woude, l'un des responsables de la fiscalité internationale d’Uber. Cette demande alarme tout d’abord les responsables du groupe. Ils craignent que les autorités ne réclament aux chauffeurs des arriérés d'impôts s’ils partagent leurs données avec d'autres autorités. Ils redoutent que certains quittent l'entreprise pour aller travailler chez des concurrents.
Dans des e-mails confidentiels adressés aux cadres d’Uber, Rob van der Woude énumère les avantages et les inconvénients qu’il y aurait à se conformer aux demandes des autorités. "Peu de risques financiers pour Uber", écrit-il, mais : "responsabilité financière immédiate pour les chauffeurs partenaires". La société cherche alors à s’appuyer sur les autorités néerlandaises pour gagner du temps. "Les autorités fiscales néerlandaises tentent de ralentir le partage des informations et feront probablement de même si de nouvelles demandes d'autres pays se présentent", écrit encore Rob van der Woude.
Une rencontre secrète
Les documents auxquels nous avons eu accès ne précisent pas quelle forme ce ralentissement a pris. Mais des procès-verbaux de réunions montrent qu'en avril 2015, des dirigeants de l'entreprise ont rencontré cinq hauts fonctionnaires néerlandais au consulat des Pays-Bas à San Francisco, pour discuter de l'enquête conduite par l’Union européenne (UE). Les mêmes documents laissent penser que les autorités néerlandaises protègent alors l'entreprise contre les demandes d’information formulées par d'autres pays. "Cette relation est d'une grande importance et d'une grande valeur compte tenu de notre structure d'entreprise et de notre besoin d’une efficacité fiscale", note Rob van der Woude dans un autre message. Il ajoute : "Les autorités fiscales néerlandaises ont fait preuve de collaboration et de soutien à notre égard."
Après des discussions internes, fin 2015, les responsables d'Uber décident finalement de se conformer à la demande formulée par les autorités européennes. Les fonctionnaires néerlandais ont donné à la multinationale suffisamment de temps pour "mettre [leurs] affaires en ordre", écrit le responsable de la fiscalité d’Uber pour justifier cette décision. Il fait état de "mises à jour positives". Selon lui, un contact travaillant pour le bureau des impôts néerlandais lui aurait assuré que les pays impliqués dans l'audit sur les chauffeurs "n'adopteraient pas une approche punitive" pour les taxer. Uber transmettra les informations demandées au bureau des impôts néerlandais en janvier 2016. Deux ans plus tard, les autorités fiscales danoises exigeront qu'environ 1 200 chauffeurs Uber règlent 1,9 million de dollars d'impôts supplémentaires. Mark MacGann et Rob van der Woude ont quitté la société depuis.
En Inde, des relations qui se dégradent
Selon ce qu’il raconte lui-même dans une interview télévisée, "l’histoire d'amour" de l’ex-PDG d’Uber, Travis Kalanick, avec l'Inde aurait commencé lorsqu’il était jeune codeur, et qu’il a passé un mois dans la ville de Varkala, dans le sud du pays, à travailler sur une plage. La deuxième fois qu’il a visité le pays, toujours selon ses propos, c'était en 2013 pour lancer une entreprise indienne baptisée Uber India Systems Private Ltd. "Lorsque nous avons commencé, raconte Travis Kalanick, nous pensions résoudre un problème local. Et nous avons fini par résoudre ce problème pour de très nombreuses personnes. La richesse est venue après, mais ce n'était pas seulement une richesse pour les personnes qui ont travaillé dur sur Uber (moi-même, mon cofondateur et nos employés), mais pour la population en général." Les Uber Files permettent cependant de porter un autre regard sur l’apport qu’a représenté Uber pour l'économie indienne. Ils laissent penser que l'entreprise aurait cherché à réduire sa facture fiscale, en faisant appel de décisions jugées défavorables devant les tribunaux, et en ayant déjà à l’époque recours à des filiales néerlandaises.
En 2014, les activités indiennes d'Uber commencent à attirer l'attention des régulateurs locaux. La banque centrale l'accuse de ne pas respecter les règles relatives aux transactions par carte de crédit. Et les autorités fiscales estiment que la société ne paye pas suffisamment de taxes. Selon les documents auxquels nous avons eu accès, des fonctionnaires du ministère indien des Finances demandent au directeur d'Uber en Inde de venir s’expliquer. Uber engage alors des avocats - et le géant de la comptabilité Ernst & Young (EY). "EY et les avocats sont d’accord avec notre position selon laquelle Uber n'a aucune responsabilité en matière de ST [taxe sur les services]", écrit Axel Martinez, vice-président et trésorier d'Uber. Il l’écrit dans un PowerPoint consacré aux questions fiscales intitulé "Projet Robert Dinero", nom qui semble être un jeu de mots combinant le mot espagnol "argent" – "dinero" – et le nom de l'acteur de cinéma Robert DeNiro.
Alors que les avocats d'Uber contestent les revendications du gouvernement indien, Allen Penn, qui dirige les opérations d'Uber en Asie, envoie un mail à son équipe indienne accompagné d’un emoji souriant l'encourageant à rester concentrée et à travailler dur pour "dominer le marché :)". "Embrassez le chaos (sic). Cela signifie que vous faites quelque chose de significatif." Et il ajoute : "VOUS et UBER sont ceux qui améliorent l'Inde".
Début 2015, Uber perd sa première bataille avec les autorités indiennes. Le ministère des Finances exige qu’il paie une taxe de service sur les trajets. Il demande aussi à la multinationale de transmettre des informations sur ses chauffeurs qui doivent s'enregistrer auprès des autorités fiscales. Mais elle a trouvé une parade. Elle va faire porter le poids de l’impôt aux passagers. En avril 2015, elle annonce qu'elle inclura la taxe de service dans le prix de la course. Nous allons "veiller à ce que les partenaires [les conducteurs] respectent les règles, et nous allons améliorer les relations avec les autorités locales, peut-on lire dans un autre PowerPoint. L'objectif est de devenir un facilitateur pour la collecte et le versement des taxes." Au cours des années suivantes, Uber fera appel de plusieurs décisions fiscales prises en Inde, avec succès. L’entreprise aura gain de cause en 2016 et 2017. Sa facture d'impôt sur les sociétés passera de 35 millions de dollars à seulement huit millions de dollars pour les années 2018, 2019 et 2020. Selon un récent rapport de l’ONG Tax Justice Network, l'Inde perdrait pourtant chaque année environ 16 milliards de dollars en raison de l'évasion fiscale.
Un milliard de dollars économisé
En 2019, de nouveaux nuages s’amoncellent. Selon un porte-parole d'Uber qui s’adresse à Bloomberg News, l’insistance de l’Union européenne à s’intéresser aux finances d’Uber pousse le géant à se restructurer. Avant son introduction en Bourse à New York, une filiale néerlandaise rachète la propriété intellectuelle de la technologie d’Uber qui était détenue jusqu’ici par la société d'Uber aux Bermudes. Elle a recours pour cela à un prêt de 16 milliards de dollars contracté par son unité de Singapour. Ce nouveau dispositif présente des avantages fiscaux. Selon un rapport du Centre pour la recherche et la responsabilité fiscale des entreprises (Cictar), Uber a structuré le prêt de sa filiale de manière à réduire son revenu imposable aux Pays-Bas d'environ un milliard de dollars par an pendant deux décennies, soit la durée du prêt. Les chercheurs du Cictar estiment qu'en 2019, année de son introduction en bourse, Uber aurait ainsi évité de payer au moins 556 millions de dollars d'impôts dans le monde. Selon Jason Ward, chercheur au Cictar, qui a examiné l’organisation d'Uber aux Pays-Bas, en Inde et dans d'autres pays, les entreprises de ce type "remanient continuellement leurs structures dans le but d'éviter l’impôt et de confondre les autorités fiscales. Plus ça change, et plus c'est difficile à suivre". De son côté, le porte-parole de Travis Kalanick le cofondateur d’Uber, nous a répondu que son client avait toujours "agi légalement et en suivant scrupuleusement les préconisations de ses conseillers juridiques".
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.