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"J'ai la haine contre ceux qui ont fait ça" : à Chanteloup-les-Vignes, autopsie d'une banlieue en quête de normalité

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
Le chapiteau de Chanteloup-les-Vignes, après l'incendie, le 4 novembre 2019.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Cette commune des Yvelines, emblématique du renouveau des banlieues, connaît un regain de violence depuis plusieurs semaines. Le chômage, qui frôle les 20%, pèse particulièrement sur la jeunesse, en manque de perspectives. 

A la sortie de l'école élémentaire Mille Visages, implantée au cœur de la cité de la Noé, les mères de famille patientent sous une pluie fine. Des grappes d'enfants bruyants finissent enfin par sortir. Parmi eux, Amina, doudoune rose fluo, est un peu contrariée : "Maman, le maître il a dit qu'on pourrait pas faire le spectacle de fin d'année au chapiteau. On va devoir aller à la salle des fêtes à la place."

Ce lundi 4 novembre, à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), l'incendie de l'Arche, un bâtiment culturel emblématique de la ville, occupe toutes les conversations. "J'ai la haine contre ceux qui ont fait ça. Si je pouvais brûler leur maison, je le ferais", lâche une mère, hors d'elle. De l'immense chapiteau où des jeunes s'initiaient aux arts du cirque, il ne reste qu'une toiture calcinée. "Nous n'avons même plus une balle de jonglage", constate, dépitée, la directrice de la Compagnie des Contraires, Neusa Thomasi, au pied du bâtiment incendié. Le chapiteau appartenait à son association, implantée depuis près de trente ans à Chanteloup. La structure de bois et de zinc, d'un coût de 800 000 euros, avait été inaugurée il y a un an. "C'est une très grosse perte pour la ville", déplore la maire (DVD), Catherine Arenou.

L'Arche, le bâtiment incendié à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), deux jours après le sinistre, le 4 novembre 2019. (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Dans la nuit du 2 au 3 novembre, cette ville de 10 000 habitants du nord des Yvelines, à une trentaine de kilomètres de Paris, a été le théâtre de violences urbaines. Des poubelles et des éclairages publics ont été incendiés. Les pompiers, visés par des projectiles alors qu'ils tentaient de maîtriser les flammes, ont dû être protégés par la police. Les dégradations avaient repris depuis plusieurs semaines déjà dans cette commune censée être le symbole du renouveau des banlieues. Le 31 octobre, lors de la soirée d'Halloween, plusieurs voitures de police ont été la cible de jets de pierres et de tirs de mortier d'artifice. Plus d'un an après l'enterrement du plan Borloo, faut-il y voir la colère ponctuelle d'une "petite bande d'imbéciles", selon les termes du Premier ministre, Edouard Philippe ? Ou est-ce l'expression d'un malaise plus profond de cette cité que l'on surnommait "Chicago-en-Yvelines" dans les années 1990 ?

Compétition entre quartiers ou bavure policière ?

Sur place, plusieurs théories s'affrontent pour expliquer le récent regain de violence. Plusieurs personnalités, dont le préfet Jean-Jacques Brot, pointent la démolition programmée d'un petit immeuble de trois étages, supposé être l'un des épicentres du trafic de drogue du quartier sensible de la Noé. La démolition de la barre dite du "Trident" ne serait pas passée. "Nous sommes parfaitement conscients de ce que, lorsque nous bousculons les trafics de stupéfiants, cela crée des tensions. (...) Mais nous sommes déterminés à faire en sorte que ce trafic puisse cesser et à faire en sorte que l'ordre puisse être respecté et rétabli", a déclaré lundi Edouard Philippe.

La place de l'Ellipse, au cœur de la cité de la Noé, à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), le 5 novembre 2019. (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

La plupart des habitants que nous avons rencontrés ne croient pas vraiment à cette hypothèse. L'un des ouvriers chargés de récolter les débris d'une tractopelle récemment incendiée avance une autre théorie. "C'est parce qu'il y a la compétition entre plusieurs quartiers des Yvelines sur Snapchat", croit-il savoir. Samedi soir, des vidéos des affrontements entre les jeunes et la police ont été diffusées quasi en direct sur ce réseau social. Dans l'une d'elles, l'auteur parle ironiquement d'un "barbecue à 900 000 euros" face à l'embrasement du chapiteau qui se déroule sous ses yeux. Le préfet des Yvelines a dénoncé sur BFMTV une "compétition lamentable mais qui existe d'un endroit à l'autre, d'une ville à l'autre, avec des vidéos lamentables qui circulent, le concours étant à celui qui cassera le plus de flics".

Mais lorsqu'on échange avec les jeunes croisés sur place, c'est encore une autre version qui émerge. Eux parlent d'une "énième bavure policière" perpétrée par des agents de la BAC, qui a mis le feu aux poudres il y a trois semaines. Un habitant a filmé la scène depuis sa fenêtre et l'a diffusée sur Snapchat. On y voit deux policiers maintenir au sol un jeune en train de crier : "Au secours ! Pourquoi ils me tapent ?" Difficile toutefois de distinguer leurs gestes. Il semble que les agents prennent le jeune homme en photo, pour "se foutre de sa gueule et nous humilier une fois de plus, comme ils font toujours", s'énerve l'un d'eux. La plupart des habitants ne cachent pas leur défiance vis-à-vis des forces de l'ordre. "Moi je vous le dis, j'ai peur de la police. La BAC de jour surtout, on s'en méfie", confie Kader, 38 ans.

Saïd (à gauche) et un autre médiateur de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), le 5 novembre 2019.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Devant le Bureau d'Information Jeunesse, Saïd, l'un des huit médiateurs de la ville, le reconnaît : "Les rapports avec la police sont vraiment compliqués. Ils sont en partie responsables de la colère des quartiers. Leurs bavures sont très relayées, et elles sont nombreuses." Il regrette amèrement la suppression de la police de proximité décidée par le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy en 2003. "Avant, il y avait des matchs de foot entre policiers et jeunes du quartier. Il y avait un vrai lien de confiance. Ça nous manque énormément." 

"Vous préférez la vérité ou un mensonge qui fait plaisir ?"

Si les tensions avec la police sont sur toutes les lèvres, des problèmes de fond persistent, à commencer par le manque de perspectives pour les jeunes. "Résumer le problème à une bande de jeunes mal éduqués, c'est la lecture, facile, des responsables politiques et des populistes", tance l'eurodéputé EELV Mounir Satouri, qui a dirigé le centre social de Chanteloup-les-Vignes de 2007 à 2015. Lui voit les choses autrement : "Il y a trois vrais problèmes à Chanteloup : le chômage, le chômage et le chômage."

Pierre Cardo et Vincent, à quelques mètres du chapiteau de Chanteloup-les-Vignes, le 5 novembre 2019.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Cet horizon bouché alimente l'amertume. A 33 ans, Vincent ne voit qu'une solution : partir. Il s'apprête à s'installer à Cergy-Pontoise, à une quinzaine de kilomètres. "Je suis né à Chanteloup, j'y suis attaché. Mais c'est un microcosme. Il faut essayer de sortir de ce carcan."

Je sais que si je reste, je vais m'enterrer et devenir comme les autres.

Vincent, habitant de Chanteloup-les-Vignes

à franceinfo

"Les autres", ceux qui restent, alternent les petits boulots en intérim, pas toujours dans leur branche. "L'habitat s'est amélioré, c'est bien. Mais c'est un cache-misère", s'agace Abdelkrim, la trentaine. Lui cherche un emploi comme conducteur d'engins dans le bâtiment. Avec un groupe du quartier, il n'hésite pas à prendre à partie la maire, croisée par hasard. Le ton monte rapidement. "Madame la maire ! Ce sont les jeunes qui ont fait l'incendie parce qu'ils sont livrés à eux-mêmes. Vous préférez qu'on dise aux médias que c'est les dealers de drogue ? Mais c'est pas ça le problème ! Vous préférez la vérité ou un mensonge qui fait plaisir ?" Maire de la ville depuis 2009, Catherine Arenou reste une petite demi-heure avec le groupe, très remonté. Elle garde son calme et son sourire. L'année dernière, après l'incendie de l'école maternelle Roland-Dorgelès, cette médecin généraliste de 66 ans avait pourtant menacé de démissionner, épuisée par les insultes et les menaces dont elle était l'objet. "Je m'en prends plein la gueule parce que ça fait partie du job", commente celle qui n'a pas l'habitude de mâcher ses mots.

Kader, jeune habitant de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), interpelle la maire LR de la ville, Catherine Arenou, et son directeur de cabinet. (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Chanteloup affichait en 2016 un taux de chômage de 19,6%, plus de deux fois la moyenne nationale. Un phénomène endémique accentué par la baisse des emplois aidés, selon Mounir Satouri : "C'était pourtant un formidable levier de retour à l'emploi pour les habitants, regrette l'élu. Sans compter que la plupart des médiateurs de Chanteloup sont des contrats aidés. Ils ne sont désormais plus que huit pour plus de 10 000 habitants. Ça fait un peu léger."

A la sortie de l'école Mille Visages, Brigitte témoigne des difficultés de sa fille pour trouver un emploi : "Ma gamine a 22 ans. Elle a déposé 40 CV et n'a pas eu une seule réponse. Pourtant, elle cherche comme caissière et dans la vente… Dans les magasins de vêtements, il y a du travail normalement !" Une autre mère l'interrompt : "Mais il faut qu'elle change son adresse et qu'elle marque Andrésy sur le CV !" La commune voisine a le même code postal mais jouit d'une meilleure réputation que Chanteloup. La plupart des demandeurs d'emploi que nous avons croisés usent de cette stratégie, "parce que c'est pas bien vu d'être d'ici"

De "Droit de cité" à "La Haine"

Il faut dire que la ville a longtemps pâti d'une très mauvaise réputation. Au début des années 1970, Chanteloup-les-Vignes n'était pourtant qu'un village de 3 000 habitants, essentiellement peuplé d'agriculteurs. Mais tout bascule lorsque l'Etat décide d'y construire une ville nouvelle, sous la direction de l'architecte Emile Aillaud, le spécialiste des grands ensembles. Chanteloup est alors choisie de façon un peu arbitraire pour loger les ouvriers de l'automobile qui travaillent dans la vallée de la Seine, notamment à Poissy, chez Peugeot. La population locale se révolte mais la cité de la Noé voit le jour sous forme d'immeubles bas et arrondis, dont certains subsistent aujourd'hui.

Un quartier de Chanteloup-les-Vignes, le 5 novembre 2019.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Peu à peu, Chanteloup accumule les maux des banlieues : des services publics absents, des transports peu efficients, des logements de plus en plus dégradés… Pierre Cardo, maire de 1983 à 2006, se souvient : "Les associations de locataires étaient désespérées à cause des dégradations. Les gens n'avaient plus de boîtes aux lettres, les portes étaient toutes défoncées. Ils n'osaient même plus inviter les gens chez eux." La cité sera réhabilitée deux fois, puis restructurée complètement à partir de 2003. "On a eu enfin les moyens de faire quelque chose d'intelligent, pas seulement sur le plan urbain. Il y a eu une reprise en main de la propreté, une redéfinition claire des espaces", se félicite l'ancien maire, sans cesse interrompu par des habitants qui viennent lui faire la bise ou lui serrer la main. "C'est une star ici M'sieur Cardo !" lance un adolescent de 16 ans qui n'a pourtant pas connu ses mandatures.

Restait pourtant un problème, majeur : la délinquance, en particulier le trafic de drogue. Les émeutes de l'hiver 1990 lui valent le surnom de "Chicago-en-Yvelines" dans les médias. Son image de banlieue violente se cristallise dans le film La Haine, tourné par Mathieu Kassovitz en 1995 au cœur de la cité de la Noé. "On était le dernier espoir de Mathieu. Toutes les autres villes de banlieue avaient refusé, évidemment. Je me suis dit : 'Prenons le risque et montrons que ça peut bien se passer'", raconte Pierre Cardo. Si c'était à refaire, pas sûr toutefois qu'il accepterait. Le tournage s'est globalement bien déroulé, mais "l'après-vente s'est avérée plus compliquée". Le film devait s'appeler Droit de cité jusqu'à ce que Mathieu Kassovitz opte, à la dernière minute, pour le titre que l'on connaît. "Quand je l'ai su, j'ai demandé qu'on ne précise pas que le tournage avait eu lieu à Chanteloup… Mais évidemment, ça s'est su très vite", sourit Pierre Cardo. La ville a ainsi longtemps été assimilée à l'extrême violence et au désespoir dépeints dans le film.

Le traitement médiatique réservé à la cité ces dernières décennies a aussi laissé des traces, déplore Mohammed, un habitant.

Pendant des années, les caméras des JT ne venaient que pour couvrir les émeutes, jamais pour montrer le positif. Et ça n'a pas vraiment changé.

Mohammed, 64 ans

à franceinfo

"C'est pas contre vous, mais les journalistes, on vous déteste", renchérit son ami à côté de lui. Si la plupart acceptent de nous parler, presque tous refusent d'être filmés ou pris en photo. Beaucoup nous suspectent de ne pas être fidèles à leurs propos et relisent par-dessus notre épaule.

Au snack le C'Zam à Chanteloup-les-Vignes, le 5 novembre 2019.  (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

Ce mardi, au C'Zam, le seul restaurant-snack du centre-ville, quelques ouvriers engloutissent leur kebab avec les chaînes d'info en continu en fond sonore. Chanteloup est au cœur des débats télévisés. "Il faut envoyer l'armée dans les quartiers, l'Etat est trop laxiste", lance une éditorialiste. Regard blasé de la serveuse qui pianote sur son portable. Les discussions se poursuivent, comme si de rien n'était. "Ils en font un peu trop nan ?" tente une cliente en attendant son sandwich.

"Les gens osent venir s'installer à Chanteloup"

Ses habitants ne se reconnaissent pas dans l'image de banlieue chaude qui colle à la peau de Chanteloup-les-Vignes, qui est parvenue à devenir le symbole du renouveau des quartiers difficiles. C'est ici que Jean-Louis Borloo, alors ministre de la Ville, a eu l'idée d'élaborer son plan pour les banlieues, en 2003. Chanteloup a été l'une des premières villes à bénéficier de ce vaste projet de rénovation urbaine. En quinze ans, 349 logements ont été rasés pour aérer la cité, qui a été largement remodelée. Comme un peu partout en France, ces grands chantiers ont un double objectif : rénover les bâtiments mais également favoriser la mixité sociale. Dans les années 1980, Chanteloup était la ville la plus endettée de France. Depuis, sa dette n'a cessé de fondre, passant de plus de 10,8 millions d'euros en 2009 à 5,5 millions en 2017.

Autre "excellent symptôme", selon Catherine Arenou : "Les logements sociaux ne cessent de diminuer : on est passé de 75% à 46%. C'est plus que la majorité des villes, mais on constate que les gens osent venir s'installer à Chanteloup, c'est une ville qui ne fait plus peur." L'optimisme de l'édile tranche avec la carcasse calcinée du chapiteau qui subsiste derrière elle.

Je suis dévastée mais on va se relever, on n'a pas le choix.

Catherine Arenou, maire de Chanteloup-les-Vignes

à franceinfo

Le Bureau d'Information Jeunesse, inauguré l'année dernière, dont le but est d'aider les moins de 25 ans à trouver un emploi, parachève des investissements essentiellement tournés vers les jeunes.

Ilham Sabar, directrice de l'association Espoir à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), le 5 novembre 2019. (JULIETTE CAMPION / FRANCEINFO)

La ville a toutefois connu un coup dur avec la liquidation en début d'année de son emblématique centre social, implanté depuis vingt ans dans la cité. Sa fermeture pour difficultés financières a bouleversé les populations précaires qui bénéficiaient aussi bien de ses conseils administratifs que des sorties proposées pour les enfants. Une association, Espoir, a été créée en urgence pour pallier cette fermeture. Sa directrice, Ilham Sabar, se réjouit déjà : "Les habitants ont vraiment envie de s'impliquer dans la vie de Chanteloup. On a eu dix mamans qui sont venues nous voir pour nous proposer de monter Les louves, des maraudes de patrouille contre les incivilités la nuit."

De leur côté, les jeunes ont étonné tout le monde cet été en organisant tout seuls une mini-Coupe d'Afrique des nations, dans le stade municipal. "Les autres villes des Yvelines se moquaient de nous, en disant que ça tiendrait pas trois heures. Ça a duré une semaine, huit équipes se sont affrontées, sans aucun incident. Le stade était plein tous les jours, avec les parents, les grands-parents. C'était fou", raconte un médiateur, ému. "C'est une ville qui va mieux. Je ne demande pas qu'on ait une image extraordinaire, je demande juste de ne plus avoir d'image. C'est ça la normalité", conclut Catherine Arenou.

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