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"Fin limier", "capable de tout", "affûté"... Qui est Serge Tournaire, le juge en charge de l'affaire Fillon ?

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Il n'existe aucune photo de Serge Tournaire dans les agences de presse. On ignore jusqu'à "la couleur de ses yeux", d'après "Le Monde". (JACQUES DEMARTHON / AFP)

Le candidat de la droite sera entendu le 15 mars par le parquet national financier dans l'affaire des emplois présumés fictifs de son épouse et de deux de ses enfants. Portrait à charge et à décharge de celui qui instruit ce dossier très politique.

Certes, le juge Serge Tournaire ne passe pas pour un tendre. Est-ce une raison suffisante pour l'accuser, sans le nommer, de tuer la démocratie ? Lors de sa conférence de presse inopinée du 1er mars, le candidat de droite à la présidentielle, François Fillon, s'en est pris au "déchaînement disproportionné" des juges, présentés en "assassins" de l'élection présidentielle. Sa façon à lui d'annoncer sa convocation, le 15 mars, en vue d'une mise en examen.

Car trois magistrats du parquet national financier instruisent depuis le 24 février l'information judiciaire ouverte dans les différents volets de l'affaire Fillon – et notamment les soupçons d'emplois fictifs pesant sur son épouse Penelope. A leur tête, Serge Tournaire, connu (entre autres) pour avoir envoyé début février en correctionnelle l'ancien président de la République Nicolas Sarkozy pour le dépassement illégal de ses comptes de campagne, en 2012.

Quel est ce magistrat qui fait trembler les politiques ? Contacté par franceinfo, Serge Tournaire a courtoisement répondu, par mail, qu'il préférait "ne pas s'exprimer". Tentative de portrait à charge et à décharge, sans le concours de l'intéressé.

"Il a une mentalité d'inquisiteur"

Né en 1966, ce quinquagénaire discret fuit les projecteurs. Les agences de presse ne fournissent aucune photo de lui. Et même le moteur de recherche Google patine, suggérant, à la place de l'intéressé, pléthore de justiciables passés ou présents (Patrick Buisson, Nicolas Sarkozy, François Fillon, Bernard Tapie...).

Si l'on ignore jusqu'à "la couleur de ses yeux", selon Le Monde, on connaît néanmoins son parcours. En 1993, affirme L'Express, ce brillant sujet sort "20e sur 179 de sa promotion de l'Ecole nationale de magistrature de Bordeaux". Pour sa première affectation, il "choisit un poste exposé : juge d'instruction à Ajaccio". Il s'y frottera, selon l'hebdomadaire, à un "poids lourd du nationalisme corse", Antoine Nivaggioni, "incarcéré pour tentative d'assassinat", et à qui il tentera en vain de refuser la libération.

D'après Capital, le jeune magistrat quitte l'île de Beauté pour s'établir "à Nice puis à Marseille en 2003, où il a participé au traitement du cas des frères Guérini et de l’élue locale socialiste Sylvie Andrieux condamnée pour détournement de fonds publics". Il devient surtout un des piliers de la Juridiction interrégionale spécialisée dans la criminalité organisée, relève Le Monde. Et il commence à roder, selon L'Express, les méthodes qu'il emploiera plus tard contre les politiques. Notamment la pratique des écoutes téléphoniques, courante dans les affaires de stups.

Joint par franceinfo, un avocat d'Aix-en-Provence, Luc Febbraro, s'en souvient encore. "Ses qualités du point de vue technique ? C'est quelqu'un de très intelligent, fin limier, travailleur, performant", confie le pénaliste à franceinfo. Et ses défauts ? "Il a une mentalité d'inquisiteur", lâche-t-il.

Quand il a une idée en tête, une conviction, un objectif, il n'est plus qu'au service de cette cause et de cette thèse. Il est capable de tout, y compris d'artifices judiciaires.

Luc Febbraro

à franceinfo

"J'avais un client accusé d'un triple assassinat sur la base d'extrapolations. Serge Tournaire redoutait un jury populaire qui l'aurait probablement acquitté", raconte l'avocat, qui estime que le magistrat a requalifié les faits à son avantage. "Il l'a mis en examen pour trafic de stupéfiants, en y ajoutant la circonstance aggravante de bande organisée, et mon client a été déféré en cour d'assises spéciale", composée uniquement de magistrats professionnels. Pour Luc Febbraro, cette histoire "illustre un état d'esprit : tout faire pour que les bonshommes soient condamnés, à partir du moment où il les pense coupables".

"C'est un boxeur et la discussion est punchy !"

En 2009, Serge Tournaire est nommé juge d'instruction à Paris, au sein du pôle financier. Il deviendra plus tard un des piliers du parquet national financier, créé en 2013 après le scandale Cahuzac. Ce travailleur acharné traite sans ménagement patrons et politiques : la liste des personnalités accrochées à son tableau de chasse semble sortie du Who's Who. Il met ainsi en examen le sénateur LR Serge Dassault, le PDG d'Orange Stéphane Richard, l'inévitable Bernard Tapie... Et surtout Nicolas Sarkozy, renvoyé en correctionnelle pour les "dérapages financiers" de sa campagne de 2012. Dans les 174 pages de son ordonnance de renvoi, le magistrat estime qu'"en trente ans de carrière politique", l'ex-chef de l'Etat était supposé, "plus que quiconque", "respecter et faire appliquer par ses équipes les dispositions légales en la matière".

Si la plupart des personnalités exposées préfèrent faire profil bas, le député-maire socialiste de Sarcelles (Val-d'Oise), François Pupponi, lui, se montre plus prolixe. Placé en 2012 par Serge Tournaire sous le statut de témoin assisté pour menaces dans un dossier l'affaire du cercle de jeux Wagram, l'élu affirme avoir reçu "deux ans après une lettre" disant qu'il ne serait pas poursuivi. Mais il n'a rien oublié.

Sincèrement, il fait peur. Il débarque comme un cow-boy, après il réfléchit. J'ai eu le sentiment qu'il m'a mis dans une machine à laver avec le bouton essorage, pour voir ce qui en sortait. Pour savoir s'il n'y a rien, il déclenche la bombe atomique. Quand vous êtes irradié et qu'il constate qu'il n'y a rien, il vous relâche.

François Pupponi

à franceinfo

"Marqué à vie", l'édile se souvient comme si c'était hier de ses interrogatoires par ce "type sec, maigre, fermé" (mais "avec de la tenue") : "Pas un sourire, et pas le genre avec qui vous avez envie de passer vos vacances ! Un type affûté, un boxeur. Avec lui, la discussion est punchy !" Et d'ajouter :

Je l'ai vu deux fois cinq ou six heures, je vous garantis que ça passe vite. Vous avez tellement envie de sortir que vous n'avez ni faim ni soif.

François Pupponi

à franceinfo

"Il est honnête. Quand il n'y a rien, il lâche"

Le maire de Sarcelles avoue sans fard juger "borderline" les méthodes du magistrat. "Il a écouté dix-sept heures de conversation entre mon avocat et moi !" s'énerve-t-il. Mais il lui reproche plus encore ses perquisitions tous azimuts. "J'ai été perquisitionné chez moi à Sarcelles, à la mairie, chez ma mère de 80 ans dans son village en Corse, et même à l'Assemblée nationale, où il a débarqué un jour sans prévenir ! J'ai eu le sentiment qu'il voulait se payer un député, corse qui plus est." Selon une source anonyme citée par L'Express, Serge Tournaire (corse par sa mère) serait allergique au "fonctionnement de l'île de Beauté" et "incapable de comprendre qu'on puisse être ami avec des voyous parce qu'on les connaît depuis l'enfance".

Parallèlement, François Pupponi admet que le juge Tournaire "ne s'acharne pas. Quand il n'y a rien, il lâche. Il ne renvoie pas le dossier". Mais, déplore-t-il, "ça vous détruit la vie. C'est indélébile, tous les journaux, toutes les télés en ont parlé. Vous n'êtes plus le même homme quand vous avez votre femme, vos enfants, votre mère octogénaire, ancienne assistante sociale, qui voit débarquer la PJ chez elle sous le regard des caméras". Quel que soit le verdict de la justice, les médias ont déjà rendu le leur, estime-t-il. Ils les accusent de bafouer allègrement le secret de l'instruction : "Le Monde avait avant moi les dates de convocation chez le juge !" 

"Il n'y a aucun acharnement de la justice !"

Ancienne juge d'instruction familière des bras-de-fer avec les politiques, Eva Joly, elle, s'indigne des accusations de François Fillon confrontée à une "procédure normale face à des soupçons d'emplois fictifs". Elle souligne à quel point Serge Tournaire est respecté dans le milieu judiciaire.

Sa réputation est excellente. Il est considéré comme très sérieux et courageux. Sa main ne tremble pas.

Eva Joly, députée européenne EELV

à franceinfo

Dans les propos de l'ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy, l'eurodéputée écologiste voit surtout la preuve que François Fillon n'a pas compris l'époque, et l'exigence d'une justice égale pour tous :

Le temps des privilèges pour les politiques est terminé ! La trêve judiciaire avant la présidentielle appartient à un temps révolu.

Eva Joly

à franceinfo

"Non, assène l'ancienne magistrate, il n'y a aucun acharnement de la justice ! C'est un vocabulaire de gens aux abois, qui ne veulent pas affronter leurs propres actions, et recourent à des éléments de langage qui ne marchent plus ! Non, on ne peut pas croire à un complot d'Etat !"

On imagine aisément, néanmoins, la pression qui pèse sur les épaules du magistrat. Comment y fait face cet homme discret, marié à une magistrate et père de trois enfants, selon L'Express ? Avec l'endurance dont il est coutumier, peut-être. Serge Tournaire a beau protéger sa vie privée, on le sait adepte du marathon. L'an dernier à Paris, il a parcouru les 42 km réglementaires en 3h52, un chrono tout à fait honorable. Pas sûr qu'il ait eu le temps de s'entraîner suffisamment pour améliorer sa performance. L'affaire Fillon lui permettra-t-elle de reprendre son souffle ?

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