Jacques Chirac, son tropisme russe et son "ami Boris" Eltsine
Guidé par sa fascination pour les civilisations asiatiques, le jeune Jacques Chirac apprend le russe et traduit Pouchkine sous la houlette d'un vieil émigré qui a fui la Révolution bolchévique... Un tropisme qui a façonné la relation franco-russe pendant sa présidence. Et une amitié presque touchante avec le président Boris Eltsine.
Avec "l'ami Boris Nikolaïévitch" (Eltsine), puis Vladimir Vladimirovitch (Poutine), Jacques Chirac aura œuvré, dans les années 90, pour un rapprochement franco-russe et la fin de la Guerre froide... Pourtant, et si le président français s'était trompé de voie ? "Il se voyait Corto Maltese, il est devenu président de la République." C'est la thèse que développent cet article de Serge Raffy pour le Nouvel Obs ou encore Chirac, la bio (vidéo), le documentaire de Franz-Olivier Giesberg et Laurent Portes diffusé le 14 décembre 2015 sur France 3.
Le jeune Jacques ne rêve que d'aventures lointaines et rien ne le fascine autant que les antiquités asiatiques du musée Guimet... Il se met en tête d'apprendre le sanskrit et "sa famille lui dégote la perle rare", écrit Serge Raffy : un émigré russe d'une soixantaine d'années qui a fui la Révolution et beaucoup voyagé. Né à Saint-Pétersbourg, ambassadeur en Inde en 1917, Vladimir Belanovitch s'exile ensuite à Paris, où il gagne sa vie comme ouvrier chez Renault, puis chauffeur de taxi – tout en donnant des cours de russe et de sanskrit.
"Oncle Vladi"
Mais l'idiome indien est si complexe et l'adolescent si peu doué, comme il l'a raconté lui-même bien plus tard, que son professeur lui conseille d'apprendre plutôt le russe. "Jacky" adore ses cours, lui qui sèche ceux du lycée. Les parents Chirac, reconnaissants, installent chez eux le vieux monsieur qui a du mal à joindre les deux bouts, l'emmènent en vacances en Corrèze...
Sous la houlette de Vladimir Belanovitch, voilà le jeune Chirac qui se lance dans la traduction d'un poème fleuve de Pouchkine, le mythique Eugène Onéguine. Lui-même raconte, dans une allocution à l'université de Saint-Pétersbourg, comment, une fois Premier ministre, il décline à son tour l'offre des Presses universitaires de France de publier la traduction que tous les éditeurs ont refusée quand il avait 20 ans. "Ecoutez, cher Monsieur, vous n'avez pas voulu quand j'avais 20 ans, vous ne l'aurez pas aujourd'hui, parce que je suis Premier ministre."
"Elle n'était sans doute pas très bonne", s'est-il justifié ensuite. N'empêche, ainsi que s'interroge Pierre Péan dans L'Inconnu de l'Elysée, s'il avait été publié, "aurait-il embrassé une carrière d'éminent philologue, voire d'anthropologue, ou bien d'éditeur de livres anciens ?" Le mystère reste entier...
"Sentimentalisme"
Tropisme russe oblige... celui qui succède à François Mitterrand à l'Elysée en 1995 va réintroduire une bonne dose de sentimentalisme dans les relations avec la Russie. L'accueil chaleureux qu'il a réservé à la mairie de Paris à Boris Eltsine, lors de sa difficile première visite en France, en 1991, a fait naître une amitié... pour un président dont le bilan (et l'alcoolisme) sera par la suite plutôt décrié.
On verra ainsi Boris Eltsine tout triste de devoir laisser repartir son homologue français, venu prendre de ses nouvelles après sa double pneumonie : "Quel dommage que tu sois si pressé et que tu ne puisses rester un peu !" Eltsine tutoie Chirac, celui-ci lui donne du "mon ami Boris". Une amitié qui se traduira au niveau politique par une attitude d'écoute du gouvernement français, et même de soutien à la politique russe.
"Tropisme eltsinien"
Une fois président en visite officielle à Moscou, Chirac ne manquera jamais de rappeler sa passion pour la langue et la culture russes. Une passion qui "n'explique pas", pour Jacques Amalric, ses "multiples attentions, durant le sommet de Halifax, à l'égard d'un Boris Eltsine qui n'en mérite et n'en attendait certainement pas tant". C'était en 1995. La première guerre de Tchétchénie fait rage, la capitale Grozny a vécu trois jours de bombardements intenses, et la Russie vient de connaître sa première prise d'otages terroriste liée au conflit, à Boudennovsk.
Boris Eltsine, qui a lui-même à plusieurs reprises revendiqué sa part de responsabilité dans le déclenchement de la première guerre de Tchétchénie, repartira du sommet de Halifax sans qu'ait été explicitiment condamnée la répression russe, Jacques Chirac ayant réaffirmé plusieurs fois un engagement à "ne pas humilier la Russie".
Loin de condamner les massacres russes, Jacques Chirac se lance dans un panégyrique de cette "grande nation" qu'est la Russie – "et ce n'est pas parce qu'elle connaît aujourd'hui des difficultés que cela change sa nature. Tous ceux qui ne voudraient pas reconnaître la grandeur de la Russie et de son peuple commettraient une erreur majeure sur la vision du monde de demain", s'exclame le président français lors de sa conférence de presse finale.
"Eltsinisme militant" sur la crise bosniaque
Ces mots sont aussi de Jacques Amalric, qui rapporte une analyse de l'ancien maire de Paris, lors du même sommet, sur la (non-)participation russe au règlement de la crise bosniaque. Selon Jacques Chirac, il ne faut pas demander au président russe "plus qu'il ne peut donner" car "l'opinion publique russe soutient sans réserve les Serbes ; c'est un problème de civilisation, c'est un problème de religion, c'est un problème d'histoire." Au sujet de l'intervention de l'Otan en ex-Yougoslavie, autre sujet qui fâche, même compréhension amicale des "réserves de la Russie". Moscou dénonce des vélléités expansionnistes et plaide pour un renforcement des Nations Unies.
Cette volonté affichée de "ne pas humilier la Russie" permettra finalement de conclure l'Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre l'Otan et la Russie.
Rôle moteur dans les relations franco-russes
Pour cette "intuition" (ainsi qu'il l'a dit lui-même) que "le désaccord Russie-Otan (était) surmontable", le président français peut être crédité d'"un rôle moteur dans la transformation, ardemment souhaitée par Moscou, du G7 en G8 (notamment en coprésidant avec Boris Eltsine en avril 1996 à Moscou une réunion à huit sur les problèmes de sûreté nucléaire) qui devient réalité lors du sommet de Denver en juin 1997", écrit Anne de Tinguy dans la revue Le Banquet. C'est aussi lui qui appuie l’entrée de la Russie à l'OMC (Organisation mondiale du commerce) et au Club de Paris, en 1997.
Chirac parlant couramment russe, "une vieille légende" ?
Selon le portrait de Serge Raffy, Vladimir Belanovitch avait "fait de son poulain un russophone confirmé". L'intéressé lui-même avouait avoir "bien parlé le russe, mais l'avoir oublié". En 2008, dans un article paru dans Libération, Lorraine Millot écornait le mythe, rapportant que "le russe de Jacques Chirac n'allait guère au-delà du zdravstvouïtié (bonjour)", selon le correspondant de Radio Svodoba à Paris, Semion Mirsky.
Trois ans plus tôt, en 2005, Adam Michnik, le directeur du quotidien polonais Gazeta Wyborcza, se montrait plus indulgent sur les talents de linguiste du président français – mais plus mordant sur les questions de politique étrangère: "Chirac parle bien russe. Mais il confond la langue de Pouchkine avec celle de Poutine."
"Un poète à l'accent poutinien"
Est-ce à cause de son "tropisme russe" ? Avec le successeur de son "ami Boris", Vladimir Poutine et son challenger pour un mandat Dmitri Medvedev, le président français continue à filer, sinon la même parfaite amitié, du moins des relations détendues. En juin 2008, il reçoit des mains du président Medvedev le Prix d'Etat pour "son influence décisive sur beaucoup des processus d'intégration en cours en Europe et dans le monde" et son "grand rôle dans le développement des relations franco-russes".
Un simple "retour de pompon, après que Jacques Chirac eut élevé Vladimir Poutine au rang de Grand-Croix de la Légion d'honneur en 2006", souligne Lorraine Millot. Jacques Chirac qui, tout à son "intuition", voyait la Russie de Poutine "fermement engagée sur la voie de la démocratie".
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