"On ne retient pas le bilan, on retient l'homme" : comment Jacques Chirac est passé de "Supermenteur" à président préféré des Français
Christian Delporte, historien, spécialiste d'histoire politique et culturelle de la France du XXe siècle, raconte à franceinfo de quelle façon l'image du président Chirac a changé dans l'opinion publique.
Un concert de louanges. Depuis l'annonce de la mort de Jacques Chirac, jeudi 26 septembre, les hommages pleuvent pour saluer la mémoire de l'ancien chef d'Etat, qui présida aux destinées de la France durant douze ans. La dépouille du président sera présentée aux Invalides dimanche pour que "les Français puissent lui rendre hommage", a annoncé la porte-parole du gouvernement, tandis qu'une journée de deuil national est prévue lundi. Des centaines d'anonymes ont déjà afflué à l'Elysée pour écrire un message de condoléances.
Pourtant, Jacques Chirac n'a pas toujours été le président préféré des Français. Il a même été longtemps détesté par ses compatriotes. "Les Guignols de l'info" l'avaient affublé du surnom peu flatteur de "Supermenteur". Comment expliquer ce changement d'image dans l'opinion publique ? Franceinfo a interrogé l'historien spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la France, Christian Delporte.
Franceinfo : Comment expliquer que cet homme qui a été vilipendé, méprisé et détesté soit devenu le président préféré des Français ?
Christian Delporte : Son image a sans doute complètement changé. Il faut se souvenir d'où il part. Dans les années 1970, c'est un homme considéré comme rigide, utilisant la langue de bois, c'est l'énarque modèle. Il est aimé dans son camp mais détesté hors de celui-ci. Il y a un sondage de 1979 où l'on voit que Chirac apparaît pour 62% des Français comme un homme ambitieux, mais où la moitié des Français le jugent autoritaire et 4% seulement démocrate. C'est l'époque du facho Chirac.
Il y a deux facettes dans le Chirac d'origine : le Chirac des villes et le Chirac des champs. Le Chirac des champs, c'est celui qui est député de Corrèze, qui va voir les paysans, qui les connaît chacun par leur nom. Et puis il y a le Chirac des villes, maire de Paris mais également Premier ministre ; celui qui, dès qu'une caméra s'allume, dès qu'un micro s'ouvre, se crispe, se fige, se glace. Chirac, au départ, fait peur. Le changement, c'est lorsque son ambition, cette image d'homme pressé, s'écroule, c'est-à-dire entre 1993 et 1995, quand il est seul.
Je crois que les Français aiment bien les hommes un peu seuls et qui ne renoncent pas. C'est en grande partie l'image qu'a donnée Chirac.
Christian Delporteà franceinfo
Sur le plan économique, écologique et social, son bilan était pourtant loin d'être brillant... On se souvient aussi des grèves de 1995, du "non" à la constitution européenne ou du fiasco du CPE. Cela ne plaide pas vraiment en sa faveur...
Oui mais qui s'en souvient ? Finalement, c'était il y a déjà très longtemps. Il se passe le même phénomène pour tous les présidents. Le quinquennat de 2002 entraîne une grande impopularité de Chirac : avant de partir de l'Elysée, il est à 16% de popularité. Mais tout cela, on l'oublie, à la faveur d'une image un peu confuse. On ne retient pas le bilan, on retient l'homme. Il a été élu en 1995, c'était il y a vingt-cinq ans, beaucoup sont nés ou ont grandi avec Chirac. Il y a sans doute, sur le regard porté, une nostalgie sur soi-même. Il représente à lui tout seul les années 1990, où l'on estime que tout allait mieux qu'aujourd'hui.
Jacques Chirac traînait également beaucoup de casseroles. Il a même été condamné en 2011 dans l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, ce qui faisait de lui le premier président à être condamné. Comment comprendre que cela n'ait pas atteint sa popularité ?
Elle a atteint sa popularité quand il était président, mais tout cela paraît extrêmement loin. Et puis, je dirais qu'il y a une telle banalisation des affaires, une telle banalisation des casseroles, que finalement ça compte peu. Et puis, c'est le Chirac retiré des affaires, le Chirac malade, le Chirac humain que l'on retient.
Quels sont les éléments concrets qui peuvent expliquer sa popularité ? On parle notamment beaucoup du "non" à la guerre en Irak...
Cela correspond à un moment où l'on estimait que la France avait encore une voix dans le monde, qu'elle pouvait agir et agir de manière autonome. L'attitude de Chirac à propos de l'Irak, c'est très gaullien. C'est "moi contre tous". Cela reste apprécié mais il n'y a pas que ça. L'un de ses premiers grands discours, en juillet 1995, c'est pour reconnaître la responsabilité de la France dans le génocide juif. Il y a, je dirais, des gestes courageux et c'est très apprécié de la part de l'opinion.
Il y a aussi toutes ces images de Chirac bon vivant, se goinfrant au Salon de l'agriculture, sautant dans le tourniquet du métro ou se reposant avec un masque sur les yeux dans un avion. Cela explique-t-il que Chirac soit devenu transgénérationnel ?
Oui. Autour de Chirac s'est construit une sorte de mythe, parce que les photographies que vous évoquez sont quand même très très marginales par rapport à toutes celles que l'on a et qui reflètent assez peu le personnage.
Je crois aussi qu'il apparaissait comme un président dans lequel les Français pouvaient se reconnaître, avec les grandes traditions françaises. Vous parlez de la gastronomie. Sa réputation était telle que partout où il se déplaçait on lui servait de la tête de veau et ça commençait franchement à l'agacer.
On a souvent entendu que "Les Guignols de l'info" ont contribué à le rendre sympathique, voire à sa victoire de 1995. Qu'y a-t-il de vrai là-dedans ?
Il y a eu des études pour savoir s'il y avait eu un impact des "Guignols", notamment dans l'électorat jeune, sur la popularité de Chirac. On n'a pas pu franchement le démontrer.
'Les Guignols' étaient plus le reflet de ce que pensait l'opinion qu'un moteur de changement d'image ou pouvant nourrir la popularité de Chirac.
Christian Delporteà franceinfo
Quand on voyait Chirac avec des couteaux dans le dos, cela symbolisait la trahison et elle était réelle. Par ailleurs, il a fait une campagne de proximité alors que le favori des sondages, Edouard Balladur, paraissait précisément très loin des Français. La proximité avec les gens, c'est un facteur essentiel dans l'élection d'un président de la République.
Les Français n'ont-ils pas redécouvert Jacques Chirac en le comparant à Nicolas Sarkozy ?
Oui, sans doute la brutalité de Nicolas Sarkozy, sa difficulté, au tout début, à incarner le personnage, à incarner le président, ont-elles joué dans la popularité de Chirac. Mais vous savez, quand vous quittez le pouvoir, tout de suite, vous remontez dans les sondages parce qu'il n'y a plus d'enjeux et qu'il ne reste plus que l'homme et ce qu'il représente. On ne prend plus de coups quand on est hors jeu, et ça a joué sans doute pour Jacques Chirac.
N'a-t-on pas mythifié Jacques Chirac ? L'image que les Français ont de l'ancien président n'est-elle pas trompeuse ?
Toutes les images que l'on a des anciens présidents sont trompeuses. Quand on replonge dans leur action, dans leur bilan, cela ne correspond pas à l'image que l'on a. Finalement, on pardonne beaucoup. Jacques Chirac a une image très plastique. Chacun peut se retrouver dans ses discours, dans son comportement. Il y a de multiples Chirac, donc tout le monde peut s'y retrouver.
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