Les enjeux de la réforme qui sera débattue en septembre au Parlement vont bien au-delà de la question financière
Outre une simplification d"un système devenu au fil des ans extrêmement complexe et totalement illisible, le nouveau texte devrait permettre à chacun de vivre convenablement en sécurisant les revenus et l'avenir des individus.
Et considérer que le retraité est un actif comme un autre, un acteur du tissu économique et un producteur de lien social.
Quels sont les enjeux de cette réforme des retraites au-delà de l"aspect financier ?
S.G. Paradoxalement, l"enjeu principal, c"est l"emploi.
Si l"on veut que les gens travaillent plus longtemps, que la retraite ne soit pas cette espèce de couperet incroyable, la vie doit être pensée dans sa continuité et non pas en catégories très fermées.
Les cycles de vie que sont la formation, l"emploi et l"arrêt du travail devraient être combinés de façon beaucoup plus souples qu"aujourd"hui.
On peut tout à fait imaginer se former à 60 ans et que tout ne soit pas décidé à 20 ans.
On pourrait aussi imaginer des modulations au cours des carrières. Travailler de 40 à 45 heures par semaine à 20 ans par exemple parce que l"on est en pleine forme, passionné et sans vie de famille, un peu moins à 30 ans, puis s"arrêter une année à 35 ans, et au final travailler plus longtemps.
Autrement dit, considérer que ce qui compte, c"est le nombre d"heures travaillées sur une vie.
On passe complètement à côté de ces questions avec le projet actuel. Penser la retraite comme un temps singulier, déconnecté des autres, c"est sans doute une erreur.
Le débat est-il mal posé ?
S.G. On peut avoir au moins deux regards sur les retraites. Une vision comptable avec l"objectif de l"équilibre financier y compris au risque de renforcer les inégalités. C"est apparemment le choix qui est fait.
On peut aussi considérer que les retraites participent d"un projet social plus large et qu"elles sont là aussi pour atténuer ou réparer les déséquilibres, les inégalités.
La retraite doit être un élément d"une vision plus large qui est celle du travail et de la vie.
Vous parlez de couperet pour la retraite, c"est un mot fort
S.G. Je fais beaucoup de préparation à la retraite et vois énormément de personnes, surtout des hommes, qui sont en fragilité psychique extrêmement importante.
La retraite est un choc très fort et parfois très déstabilisant. La fin de la vie professionnelle est même plus déstabilisant que le premier emploi.
Pendant 40 ans, les individus ont une vie très structurée et du jour au lendemain, sans avoir été du tout préparé, ils n"ont plus rien à faire.
Comment cette fragilité se traduit-elle ?
S.G. Souvent par une consommation accrue de la télévision. On estime qu"il y a 30% de plus passé devant le petit écran.
Parfois par une forme de déprime: à quoi je sers ? qui je suis ? Par une difficulté à gérer son temps. Par une utilisation, parfois très forte, de médicaments, psychotropes ou autres.
En quoi penser la retraite comme un temps déconnecté des autres est-il une erreur ?
S.G. On oublie que le temps de retraite, 20 ans, 30 ans, n"est pas un temps de retrait, c"est un temps d"activité sociale différent.
Je milite pour que l"on casse la notion d"actif / inactif. Cela ne veut strictement rien dire.
Il y a des inactifs théoriques qui sont des actifs sociaux bien plus importants que certains actifs et il y a parfois des actifs dont on aimerait bien comprendre quelle est leur utilité.
La question centrale est, comment valorise-t-on, et le faut-il d"ailleurs, ce temps d"inactivité officielle qui est une activité sociale ?
On ne peut pas dire des retraités qu"ils sont inutiles et ne servent à rien. On n"est jamais inutile, on est toujours utile pour quelqu"un ou pour la société parce que l"on contribue à créer du lien social.
C"est la notion de productivité qui est ici en cause.
On n"a peu entendu parler de ces aspects au cours des discussions ?
S.G. Le Parti socialiste, les écologistes et la CFDT en ont un peu débattu.
Quoi qu"il en soit, on ne règlera pas le problème des retraites avec cette vision comptable sur laquelle on nous a orienté, ni avec l"angoisse du chiffre et du déficit.
Ce discours assez anxiogène renforce le mécanisme car à force de répéter qu"on ne pourra plus financer les retraites, les gens souhaitent partir vite pour être tranquille.
Il y a une autre raison. Outre le stress et l"angoisse de perdre son emploi, il y a aussi la perte de sens. Beaucoup d"individus ne sont plus intéressés par leur travail, se sentent inutiles et veulent faire autre chose.
Certains s"orientent ainsi vers de nouveaux métiers parfois moins bien payés et beaucoup plus durs. Se retrouver à la tête d"une maison de retraite ou se tourner vers le handicap ou la petite enfance, c"est financièrement moins intéressant mais intellectuellement et humainement beaucoup plus riche.
On revient à cette notion de l"utilité sociale.
Y a-t-il des pays qui ont pris en compte ces questions
S.G. La Suède beaucoup mieux intégré que nous ce type d"approche avec l"apprentissage tout au long de la vie, le droit à la formation et le système d"assurance financé par les entreprises qui fait que si vous perdez votre emploi à 60 ans, vous pouvez encore vous former.
Les pays nordiques laissent aussi plus longtemps leur chance aux personnes, permettent de passer plus facilement d"un métier à l"autre, de mieux organiser sa vie et de sortir progressivement de l"emploi.
Si les "petits boulots" sont dévalorisés chez nous, eux considèrent que ces métiers de service ont une utilité. Ils ne nécessitent pas forcément une énorme compétence mais une grande expertise relationnelle.
Cela se traduit par une productivité horaire sans doute plus faible que la nôtre mais qui globalement est meilleure.
Comment y sont-ils parvenus ?
S.G. La Suède négocié pendant 14 ans. Ils ont pris du temps pour discuter et parvenir au consensus.
Ils ont aussi cette culture d"impliquer tous les niveaux du corps social alors que chez nous, tout se décide par le haut.
Quels critères permettraient de prendre en compte cette utilité sociale dont vous parlez ?
S.G. Le chiffre ne résume pas tout.
Il faut s"intéresser davantage au qualitatif et prendre en considération l"amélioration d"une situation.
Prenons l"exemple de l"école. On pourrait regarder si à la fin d"un cycle, au-delà des connaissances acquises, les enfants se sentent aussi plus équilibrés, s"affrontent moins, ont appris à vivre en commun, ont une meilleure perception de leur avenir et de leurs objectifs. On ferait des entretiens en début de cycle et on regarderait cinq après comment cela a progressé.
Cela peut sembler idéaliste sauf que, jusqu"à preuve du contraire, le monde a bougé grâce aux idéalistes et non par les "quantificateurs".
Plusieurs associations au Québec parlent de 3Produit National Doux" plutôt que Produit National Brut avec l"idée sous jacente qu"une société plus douce créé moins d"éviction et réduit les dépenses inutiles.
Prenons un exemple à l"échelle de la ville. Moins il y a d"incivilités et d"attaques, moins les gens ont besoin de se soigner, de prendre des médicaments, moins il y a de frais de réparations.
En mettant plus d"argent sur la prévention, on évite les dépenses a posteriori. En résumé, mieux vaut une société de la bienveillance qu"une société de la surveillance.
C"est un peu dans la lignée du « care » développé par Martine Aubry ?
S.G. Exactement. Dans mon dernier livre "De l"Etat Providence à l"état accompagnant"*, je parle "d"accompagnement bienveillant" pour aller plus loin et tenter de "franciser" le concept.
Outre le fait que l"Etat providence ne peut plus tout prendre en charge, il risque de rendre les gens passifs.
L"accompagnement, à la différence du "care", n"est pas une prise en charge. C"est donner aux personnes les moyens de construire leur vie, de conquérir leur autonomie, les aider à être auteur de leur vie. Et cette aide n"est pas quantifiable.
Il y a aussi une notion de réciprocité. C"est l"idée que "j"accompagne l"autre et en même temps, j"apprends de l"autre" ; l"idée d"un accompagnement mutuel qui permet d"avancer et de tous progresser et à moindre coût. On est tous interdépendant.
Je vais aider une personne en difficulté physique à un moment donné par exemple mais peut être que cette personne pourra m"apprendre l"anglais. Elle m"accompagnera autrement.
On n"est par ailleurs pas victime à plein temps. On a des moments de fragilité.
Aujourd"hui, la majorité de la population en France est dans cette situation : les nourrissons, les personnes handicapées, les personnes dépendantes, déprimées etc., et on apprend aussi des gens plus fragiles que soi. Il y a toujours une transmission.
* Derniers ouvrages parus:
- "De l'Etat Providence à l'état accompagnant", Michalon, 2010
- "Manager les seniors", Eyrolles et "La Société des seniors", 2009
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