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Les connexions africaines d’Alexandre Djouhri, homme-clé du financement libyen supposé de la campagne de Nicolas Sarkozy

Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Article rédigé par Elodie Guéguen
Radio France

Alexandre Djouhri, arrêté le 8 janvier, est un personnage clé de l’enquête sur un possible financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. L’homme d’affaires franco-algérien a notamment tissé ses réseaux en Afrique, dans les palais présidentiels.

Arrêté à Londres le 8 janvier 2018, Alexandre Djouhri pourrait être un personnage de roman. De son vrai nom Ahmed Djouhri, cet ancien petit caïd franco-algérien de banlieue parisienne est devenu un homme d’affaires puissant et immensément riche.

Après avoir fréquenté le grand banditisme dans les années 80, il écume les boîtes de nuit branchées de la capitale où il côtoie des stars du showbiz, des diplomates et des policiers. Il se lie notamment avec des Corses proches de Charles Pasqua qui lui font mettre un pied dans le monde de la politique.

L'homme de l'ombre du "financement libyen"

En quelques années, grâce à ce réseau bien entretenu, Alexandre Djouhri est devenu l’un des intermédiaires de la République française, un homme de l’ombre à qui la droite fait appel, lorsqu’elle était au pouvoir, pour signer de gros contrats en Afrique ou au Moyen-Orient.

Les juges français qui enquêtent sur le possible financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 ont la conviction qu’Alexandre Djouhri a joué un rôle clé dans cette affaire. Les magistrats pensent qu’il avait accès à l’argent libyen de Kadhafi. Et si financement politique il y a eu, ce serait sans doute passé par lui. Le 10 janvier 2018, Mediapart a révélé que les enquêteurs ont découvert chez lui des documents accablants pour Claude Guéant, l'ancien ministre de l'Intérieur de Nicolas Sarkozy (article payant)

"Les investigations révèlent les liens financiers entre la Libye de Kadhafi et Alexandre Djouhri, notamment à travers une opération immobilière, dont la destination finale des fonds reste à déterminer", écrivaient les policiers dans un rapport de synthèse en 2015. Beaucoup de questions se posent notamment autour d'une villa à Mougins, sur la Côte d'Azur : propriété de "Monsieur Alexandre", elle aurait servi d'écran de fumée à une transaction illégale. "L’interception de conversations téléphoniques d’Alexandre Djouhri a permis d’établir les liens de proximité entre lui et certains hommes politiques français. Comme Nicolas Sarkozy", lit-on encore dans le rapport de synthèse en 2015.

Alexandre Djouhri aurait-il servi d’intermédiaire pour le financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 ? (SIPA / THOMAS COEX / AFP)

La fausse cavale

Pour échapper à la justice, l’homme d’affaires quitte la France en septembre 2016 et refuse de répondre à plusieurs convocations adressées par les juges d’instruction. Fin décembre 2017, les magistrats émettent un mandat d’arrêt contre lui. Ils entendent mettre fin à ce qu’ils vivent comme une provocation. Car Alexandre Djouhri poursuit ses activités comme si de rien n’était. "Tous les quinze jours, on avait des nouvelles de lui, raconte le journaliste Simon Piel. Il allait en Algérie et repassait même en Suisse. C’était une fausse cavale. Même son avocat était surpris qu’il ne soit pas plus inquiet. Cette arrestation, ça lui pendait au nez."

Tout bascule le 8 janvier 2018, lors de l'arrestation de Alexandre Djouhri à l’aéroport d’Heathrow, dans la banlieue de Londres. Libéré grâce au paiement d’une caution de plus d’un million d’euros, assigné à résidence, sous contrôle judiciaire, il doit pointer au commissariat de Notting Hill tous les jours, rapporte L'Obs. Il n'a pas la possibilité de s’éloigner du centre de Londres, mais continue à fréquenter les luxueux salons du Dorchester, un célèbre palace londonien, dont il utilise les salons pour tenir des réunions de travail.

Façade de l’hôtel londonien The Dorchester, où Alexandre Djouhri a ses habitudes. (STR / AFP)

"Je les tiens tous par les couilles"

Comment expliquer qu’Alexandre Djouhri ait réussi à acquérir autant d’influence auprès de tant de personnalités ? Son entregent, son culot et sa fantaisie sont autant d’atouts qui lui ont permis de rentrer dans tous les cercles de pouvoir. "Il est capable de prendre son avion pour aller boire un thé à Genève ou de payer à un patron une bouteille de vin à 3 000 euros", raconte le journaliste Pierre Péan, auteur de La République des mallettes en 2011. C’est la clé de sa puissance. "Je les tiens tous par les couilles" serait sa phrase fétiche, selon Pierre Péan : "Il dit ça à propos des grands patrons et des hommes politiques qu’il a approchés", précise le journaliste.

Alexandre Djouhri possèderait une fortune de plusieurs milliards d’euros, dont on peine à savoir l’origine. "Essayer de trouver les flux financiers qu’il génère ou qu’il a aidé à faire, c’est difficile, admet Pierre Péan. Personne ne peut dire quoi que ce soit sur où est cet argent, comment il l’a obtenu etc. Il travaille toujours pour le compte de quelqu’un d’autre et il prend son pourcentage au passage."

Il voyage beaucoup, notamment en Afrique, pour aider à la signature de grands contrats d’armement. "Il ne signe jamais un chèque ou un papier, c’est difficile pour les enquêteurs, poursuit le journaliste. Ils sentent des choses, mais ils manquent de preuves."

Comme un poisson dans l'eau en Afrique

L’Afrique est au cœur de "la galaxie Djouhri". S’il a multiplié les allers-retours à Londres ces dernières années, ce n’était pas seulement pour passer du bon temps en famille, mais surtout pour se rendre au chevet de Maixent Accrombessi. Longtemps, l’ancien directeur de cabinet d’Ali Bongo fut l’un des hommes les plus puissants d’Afrique centrale. Il était, pour Djouhri, une porte d’entrée pour faire des affaires au Gabon. "Accrombessi est l’homme qui a la clé du coffre du Gabon, plus qu'Ali Bongo, estime Pierre Péan. Le pétrole, les grands contrats etc., tout passait par lui !"

Manifestations contre Maixent Accrombessi à Libreville au Gabon, le 4 mai 2011. (WILS YANICK MANIENGUI / AFP)

Une écoute téléphonique, effectuée le 20 mars 2013 dans le cadre de l’enquête judiciaire sur un éventuel financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, montre que Djouhri s’intéressait particulièrement au pétrole gabonais. Il téléphone à Frédéric Bongo, chef de la sécurité nationale du Gabon et demi-frère du président Ali Bongo.

—Alexandre Djouhri : "Dans trois jours, il y a I'Opep [Organisation des pays exportateurs de pétrole] qui va se tenir au Gabon, avec tous les pays producteurs. J'avais beaucoup de messages à faire passer au président. Je sais comment augmenter le rendement sur le prix du baril, tu vois ce que je veux dire ?"

Frédéric Bongo : "D'accord."

Alexandre Djouhri : "Il y a beaucoup de choses comme ça que je voulais lui expliquer. C'est pour ça que je voulais le voir. C'est que bénef. C'est productif. Moi, quand je le vois, c'est pas contre-productif."

Frédéric Bongo : "Si je déclenche un rendez-vous, tu prends ton avion et tu viens ?"

Alexandre Djouhri : "Oui, voilà, c’est ça, déclenche !"

Dans les milieux présidentiels africains, Alexandre Djouhri semble comme un poisson dans l’eau. C’est en Afrique qu’il a développé son sens des affaires et qu’il s’est constitué ses premiers réseaux. "Il a grandi en banlieue, c’est un fils d’immigré algérien, il se sent à l’aise dans cet univers africain où on se 'donne' du 'mon frère', où tout est oral, raconte Joan Tilouine, journaliste au Monde Afrique. Il a appris les codes des palais présidentiels africains, appris à trouver les bons mots, les bons cadeaux aussi parfois. Puis, il a noué ses réseaux avec une nouvelle génération de puissants comme Teodorin Obiang, qui fut le premier condamné dans une affaire de biens mal acquis", poursuit Joan Tilouine.

Des Corses en Afrique

En Afrique, Alexandre Djouhri croise la route de son ami, l'ancien patron du renseignement intérieur (DCRI), Bernard Squarcini, un autre personnage de l’enquête judiciaire concernant l’argent libyen. Les deux hommes sont soupçonnés d’avoir aidé l’argentier de Kadhafi, Béchir Saleh, recherché par Interpol, à fuir la France entre les deux tours de la présidentielle de 2012. Depuis 2012, Bernard Squarcini s'est reconverti dans la sécurité privée pour le compte de grandes sociétés, comme le groupe LVMH. Certaines de ses missions l’emmènent en Afrique, notamment au Gabon. C’est ce que montre aussi l’enquête des juges français.

Bernard Squarcini n’est pas le seul Corse implanté en Afrique à avoir "adopté" Alexandre Djouhri. "On pourrait presque dire qu’il fait partie du milieu corse, s’amuse Pierre Péan. Il a toujours eu beaucoup de Corses dans son entourage : François Antona, Casavona, Marchiani, Squarcini et tout le système Pasqua. Dès la fin des années 80, Djouhri était dans ces réseaux-là."

Bernard Squarcini, l'ex-patron de la DCRI, le 18 février 2014, au palais de justice de Paris. (FRANCOIS GUILLOT / AFP)

Ces réseaux corses font, eux aussi, des affaires en Afrique. "Le Gabon a été ce ‘hub’ politique, logistique, sécuritaire de la France en Afrique ces dernières décennies, constate Joan Tilouine. Beaucoup de Corses tiennent des restaurants, des casinos, des boîtes de nuit, gèrent des paris... Un vrai business en Afrique."

Le dernier voyage en Algérie

Peu avant son arrestation, Alexandre Djouhri a tenté d’approcher Emmanuel Macron, une démarche assez conforme au personnage : en 2013, il se vantait d'avoir décroché un rendez-vous avec François Hollande. Le 13 décembre 2017, Le Canard enchaîné révélait qu’Alexandre Djouhri avait été invité à l’ambassade de France à Alger, pour une soirée en l’honneur d’Emmanuel Macron, alors que le président français était en voyage officiel en Algérie. Il aurait profité de la bienveillance d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay. "L’invitation est venue de Maurice Gourdault-Montagne le secrétaire général du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères], affirme Simon Piel. C’est une des rares entrées que Djouhri conserve encore au sein du pouvoir macroniste."  L’Élysée a été plutôt irrité en apprenant la nouvelle.

En attendant, Alexandre Djouhri devrait se retrouver face aux juges. Ce sera peut-être après le 17 avril 2018, date à laquelle la justice britannique se prononcera sur la demande d’extradition qui a été adressée par les autorités françaises. Sollicité, l’avocat français d’Alexandre Djouhri, Me Cornut-Gentille, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

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