Tensions en Turquie à la veille des élections
Nous sommes mercredi matin, le jour se lève à peine, des policiers anti-émeute prennent d’assaut le siège de Bugün TV et Kanaltürk, avec les deux journaux du groupe Koza Ipek. Tout cela devant les cameras. Les employés tentent en vain de faire barrage, des manifestants de toutes tendances arrivent. Cela dure des heures. Puis, c’est l’écran noir.
Parmi les protestataires, une jeune femme voilée qui manifeste pour la première fois "parce qu’ils sont en train de fermer un journal que je lis, une télé que je regarde. Moi, en tant que personne libre, je veux avoir le droit de choisir.Je suis là pour ma liberté et pour la démocratie ", explique-t-elle.
La guerre à la presse
Ce n’est pas la première fois que les médias sont attaqués. Il y a une semaine, c’était le grand quotidien Hurryet et son journaliste vedette qui avait été tabassé devant chez lui. On est bien au-delà des pressions administratives ou judiciaires des années précédentes. Erol Onderoglu, de Reporters sans Frontières (RSF), a travaillé sur un rapport des droits de l’Homme. Et il constate que six fois plus de journalistes ont été interpellés par rapport à la même période l'an dernier. "Vingt et un journalistes, trois organes de médias et une maison d'imprimerie ont été attaqués. Soixante et une personnes, dont 37 journalistes ont fait l'objet de poursuites judiciaires pour insultes et 19 journalistes pour insultes envers le président Recep Tayyip Erdogan ", relate-t-il. "Le nombre de journalistes interpellés était de huit dans la même période de 2014, il est passé à 49 ces trois derniers mois. Et on dénombre 101 sites internet, 178 articles et 40 comptes de réseaux sociaux censurés dans cette même période de trois mois ", poursuit-il.
Et de toutes tendances puisque c’est l’Imam Fethulla Gulen qui était visé cette semaine à travers son réseau de médias. C’était l’ennemi numéro 1 d’Erdogan. Aujourd’hui, sa bête noire c’est surtout le parti prokurde HDP, responsable en juin de la perte de la majorité absolue de l’AKP au Parlement. C’est pourquoi aujourd'hui Erdogan fait feu de tout bois, constate le leader du HDP, Salhatim Demirtas. "Il y a de très fortes pressions sur les médais ces temps-ci en Turquie, surtout sur ceux de l'opposition qui ne soutiennent pas l'AKP. Les pressions administratives, judiciaires et policières sont à leur paroxysme dans un but unique qui est d'assurer le succès de l’AKP aux élections", affirme-t-il. Le HDP ne tient plus que des réunions très privées après l’attentat d’Ankara. Le parti est aussi gêné par la rupture des négociations entre Erdogan et les Kurdes du PKK, qui ont repris le combat.
Les militants de l’AKP suivent eux les grands meetings, même sans beaucoup d’enthousiasme. L'un d'entre eux redit avec ses mots la position du président Erdogan "qui ne veut pas de coalition car ce n’est pas bon pour le pays, on a vu ce que ça donnait par le passé, ça ne marche jamais. Ce qui est important c'est que l'AKP soit fort, seul au pouvoir. On y croit à nouveau", assure le jeune homme.
Guerre civile larvée
C’est une sorte de chemin sans retour que suit Erdogan, analyse le politologue Ahmet Insel, où la démocratie n’a pas sa place. "Nous vivons un régime d’exception pour étouffer la voix de ses ennemis. C’est une logique de guerre civile larvée, ce n’est pas un climat de compétition démocratique ", explique-t-il.
Que se passera-t-il dans ces conditions si l’AKP ne retrouve pas la majorité absolue ? Il lui manque 18 points. Erdogan va-t-il refuser une coalition et faire comme si ? Sera-t-il contesté au sein même de son parti et pourra t-il résister à une chute rapide ? Comment réagira l’opposition, en particulier le HDP, si le harcèlement continue ? Et si AKP gagnait, y aurait-il suspicions ?... Autant de questions en suspend qui expliquent ce climat très lourd en Turquie.
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