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Pourquoi le mot "race" pose-t-il problème ?

Article rédigé par Boris Jullien
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
L'avenue des Champs-Elysées, le 27 septembre 2015, à Paris. (PHILIPPE WOJAZER / REUTERS)

Les propos de Nadine Morano sur la "race blanche" ont rappelé une promesse de François Hollande de 2012 au Front de gauche, celle de retirer le mot "race" de la Constitution. Pourquoi ? Est-il tabou ? Entretien.

"La France est un pays de race blanche." En tenant ces propos, qu'elle attribue au général De Gaulle, Nadine Morano a de nouveau suscité la polémique cette semaine. Une énième controverse qui devrait lui coûter, cette fois-ci, sa candidature aux régionales sous les couleurs des Républicains, le parti de Nicolas Sarkozy. Même le Front national de Marine Le Pen a vivement réagi à ces déclarations et rappelé le multiculturalisme de la société française. Paradoxal.

Le Front de gauche, lui, a profité de l'occasion pour proposer de retirer une bonne fois pour toutes le mot "race" de la législation française, comme l'avait promis François Hollande en 2012 – reste au Sénat à approuver ou non ces mises à jour. Erroné, ce concept a-t-il sa place dans la Constitution ? Dans le discours politique ? Dans le langage, tout simplement ? Pour répondre à ces questions, francetv info a interrogé l'historien Jean-Frédéric Schaub, auteur de Pour une histoire politique de la race (éd. du Seuil). Entretien.

Nadine Morano a suscité un tollé cette semaine en utilisant l'expression "race blanche". Existe-t-il un tabou autour de ce mot ?

Jean-Frédéric Schaub : Oui, il est lié à deux facteurs : l'horreur liée au nazisme et la démonstration scientifique par les biologistes et les anthropologues que ce concept de race est totalement faux. Jusqu'en 1945, ce que l'on peut dire du mot "race", c'est qu'il est polysémique. Il a eu, dans la première moitié du XXe siècle, un usage banal et très ouvert jusqu'à la seconde guerre mondiale dans les langues européennes. Par exemple, "être de bonne famille", c'est "avoir de la race".

Et puis "race" peut vouloir dire, selon les contextes, simplement nation. Dans certains de ses grands discours, Winston Churchill pouvait dire que "la bataille qui est engagée est celle de la race britannique contre la barbarie allemande"Il ne pense évidemment pas au sens biologique du terme. Dans sa bouche, il n'y a aucune connotation raciste ni aucune idée de hiérarchie entre les races. En France, après la seconde guerre mondiale, le mot "race" a vu sa signification se restreindre considérablement pour ne plus désigner que les fondements biologiques de l'unité d'une population. A ce moment-là, il devient inacceptable parce qu'erroné, il n'a aucune validité scientifique.

Pour se défendre, Nadine Morano assure citer le général De Gaulle. En fait, ces propos sont rapportés par son biographe, Alain Peyrefitte, dans C'était de Gaulle, en 1994...

En tant qu'historien, je ne peux pas spéculer sur ce que De Gaulle a dit ou non en privé. Je m'en tiens à ce qu'est cette citation : des propos rapportés par un ancien ministre de l'Information gaulliste trente ans après qu'ils sont supposés avoir été tenus [en mars 1959, en plein guerre d'Algérie].

Concernant Nadine Morano, on ne peut accorder aucune valeur à cette référence à De Gaulle et il n'y a aucune raison de lui faire crédit de quelconques recherches historiques qui justifieraient qu'elle puisse s'abriter derrière De Gaulle. Elle se situe dans un combat politique qui s'appuie sur un message provocateur.

Même le Front national n'utilise plus ce terme de "race".

En effet, Nadine Morano brise un tabou que Marine Le Pen n'a pas brisé à ma connaissance. Si on s'en réfère uniquement à la sémantique comme seul indice des positions politiques, on peut dire très clairement que Nadine Morano, par la répétition de l'expression "race blanche", double le Front national sur sa droite. Elle prend au mot la consigne lancée par une partie de son mouvement en faveur de la "décomplexion" de la droite.

Dans "race blanche", qu'est-ce que "blanc" veut dire ? La députée socialiste Ericka Bareigts a rappelé à tout le monde une chose totalement évidente : ses ancêtres sont citoyens français émancipés de l'esclavage depuis 1848, elle incarne des personnes qui ont derrière elles plus de cent-cinquante ans de citoyenneté française alors que Manuel Valls, par exemple, n'a lui qu'une génération de citoyenneté française. Mais il est blanc et elle, noire.

Utiliser le mot "race" est-il raciste ?

Lorsque le mot "race" permet d'établir une corrélation entre la réalité de la transmission biologique d'un certain nombre de traits physionomiques et un quelconque phénomène social, alors oui le mot est raciste. S'il sert à désigner des réalités physionomiques, non. Mais il n'est pas employé dans ce sens. En France, le mot n'a pratiquement plus aucune utilité active.

En fait, le racisme est une idéologie politique qui présuppose deux choses : d'abord que les caractères moraux et sociaux de personnes se transmettent de façon intergénérationnelle par le biais du corps, c'est-à-dire que c'est parce que l'on naît juif que l'on va avoir les traits moraux que l'on attribue péjorativement aux juifs. Le racisme, c'est aussi une idéologie qui postule que les gens individuellement et collectivement sont incapables de changer. C'est-à-dire que l'arabe serait toujours voleur, etc.

En 2012, François Hollande promettait de supprimer le mot "race" de la législation française. Ce que l'Assemblée a validé, mais pas le Sénat. Là, le Front de gauche profite de la polémique pour relancer les sénateurs. Pourquoi ?

Le Front de gauche ou François Hollande veulent éliminer ce mot, parce que, selon eux, il désigne quelque chose qui n'existe pas. Est-ce que, en retirant le mot des textes de loi, on veut dire que, en France, il n'y a pas de racisme ? La réponse est évidemment non : il existe bien entendu des discriminations à l'embauche, à l'attribution de logements sociaux, etc. Je pense qu'au fond, plutôt que de se demander s'il faut supprimer le terme de la législation, les politiques français devraient surtout se poser la question de quels instruments ils peuvent se doter pour corriger les effets de la discrimination raciale qui existe en France. Pendant la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy avait répondu que, l'important, c'était de réduire les effets de discrimination. Là-dessus, il avait raison. Supprimer le mot de la loi est purement symbolique. C'est simplement une espèce de mise en conformité de la législation avec l'état de la science.

La France est-elle plus raciste aujourd'hui qu'à d'autres époques ? Quid du discours politique ?

J'ai le sentiment que la société française est beaucoup plus cosmopolite qu'il y a 40 ou 50 ans et qu'en réalité elle est plus ouverte. Pourtant, celui des partis politiques qui s'enracine le plus dans une pensée raciste, le Front national, est celui qui connaît le plus de succès électoral. Je ne pense pas qu'il faille imaginer un âge d'or selon lequel pendant les Trente Glorieuses, par exemple, quand les immigrants étaient là parce que l'on avait besoin d'eux, on avait une société française peu raciste. C'est faux. La France des années 1960, au moment des ratonnades, était une France extrêmement raciste. Ce n'est pas dans les années 2000 que des groupes de fascistes poursuivaient les Arabes dans les rues avec des gourdins et les battaient jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Rendre tabou le mot "race" peut-il poser problème ?

A force d'évacuer le terme du langage, on se prive d'un outil pour étudier des phénomènes de racisme, ou de racialisation, dans la société française. On prend le risque de ne pas tenir compte de l'élément racial dans des phénomènes de discrimination. Ce que réclame le Cran par exemple. En l'absence de statistiques ethniques, puis en gommant le mot "race" du vocabulaire, on pourrait donner à croire qu'un idéal républicain français d'une égalité parfaite entre les citoyens est effectivement réalisé. Ce qui n'est pas le cas.

C'est ce qu'on appelle aux Etats-Unis la "colour blindness" : la cécité à l'égard de la couleur de peau. C'est se refuser à interpréter des phénomènes de discrimination sociale dans des termes qui renvoient à l'origine des personnes discriminées (non pas de classe, mais de race). Cela ne veut pas dire que les Américains croient aux théories de la race, mais ils considèrent que, être "chicano", cela vous catégorise dans la société américaine.

Aux Etats-Unis, par exemple, la présence du mot "race" dans la législation ne suscite pas de débat. Est-ce un problème français ?

Aux Etats-Unis, les seuls autochtones sont les descendants des Amérindiens. Même les WASP, les "blancs anglo-saxons protestants", descendants des propriétaires d'esclaves, viennent d'Europe. Ce sont des migrants comme les autres. Du coup, il n'est pas question de renvoyer les Afro-Américains en Afrique, où personne ne les attend. En Europe occidentale, le discours sur l'autochtonie est plus difficile à démonter.

Il y a aussi là-bas un héritage des lois d'apartheid. Certains Etats américains ont mis en place des législations de type racial, avec par exemple des interdictions de mariage mixte. En 1930, un juge ne pouvait pas marier un héritier japonais avec une Afro-Américaine à Los Angeles (Californie). Ce n'est pas le cas en France. En tout cas, pas en métropole : il a existé de telles dispositions dans les colonies.

Les histoires des deux pays sont très, très différentes et, aujourd'hui, outre-Atlantique, le terme "race" est utilisé par ceux qui s'estiment victimes de discrimination raciale comme la manière de dire la différence dont ils font l'objet. En France, on le voit bien dans tous les mouvements associatifs, les gens se plaignent du racisme des autres mais ils ne se revendiquent pas en tant que race. Parce qu'ici le mot "race" a perdu son contenu de "classe" et il n'en reste que le sens biologique.

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