CHRONIQUE. Ingérences extérieures, déclarations politiques... L'ère de la post-vérité
En avril dernier, à Sciences Po Paris, des étudiants brandissent leurs mains peintes en rouge durant une manifestation de soutien à Gaza. Certains veulent y voir un appel au massacre des juifs, en référence au lynchage de réservistes israéliens à Ramallah, en octobre 2000. D’autres, au contraire, rappellent que les mains ensanglantées sont un symbole mobilisé fréquemment pour en appeler à la fin d’un massacre. Les mains rouges taguées le 14 mai dernier sur le Mur des Justes paraissent clore cette controverse. Indépendamment de ce qu’ont voulu dire les étudiants de Sciences Po, il va être difficile à l’avenir de brandir un symbole souillé par un tel acte antisémite…
Jusqu’à ce que nous apprenions cette semaine qu’il s’agit d’une ingérence extérieure, probablement pilotée par la Russie. C’est en effet le même mode opératoire que pour ces étoiles bleues taguées sur les murs parisiens, en octobre dernier. Nous avions découvert qu’il ne s’agissait pas, là non plus, d’actes antisémites, mais bien d’une opération russe. D’après la DGSI, il s’agit d’opérations classiques de déstabilisation. Elles visent à "amplifier les fractures de la société française", mettre la main dans les plaies, approfondir les divisions. Bref : monter les citoyennes et les citoyens les uns contre les autres.
C’est terrible, parce que, ce que Vladimir Poutine exploite pour nous attaquer, c’est à la fois ce que nous avons de plus cher et ce que lui dénie à son propre peuple : le pluralisme politique. L’idée qu’en France, les débats sont vifs, peut-être. De plus en plus profonds et douloureux, sans doute. Mais ils peuvent au moins avoir lieu. C’est cette vertu démocratique qui se retrouve, cyniquement, retournée contre nous pour tenter d’en faire une faiblesse.
La démocratie en péril
On peut y voir également la volonté d’induire une sorte de méfiance systématique : amener les citoyens à douter de tout, y compris des faits. Et je crois que c’est encore plus grave. Que se passera-t-il la prochaine fois que nous découvrirons des tags antisémites ou racistes ? Réagirons-nous avec force, au risque d’amplifier une opération de déstabilisation ? Ou attendrons-nous prudemment, au risque de laisser passer des faits inacceptables ? Et même, que se passera-t-il demain, quand les outils d’intelligence artificielle ne nous permettront réellement plus de discerner le faux du vrai ?
Hannah Arendt disait que ce qui est détruit quand le mensonge devient généralisé, c’est "le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel". Le problème, ce n’est pas que les mensonges sont acceptés comme une vérité. Le problème, c’est que plus personne ne croit en rien.
"Si chacun croit en ce qu’il veut, notre capacité à débattre sur des fondements communs disparaît. C’est-à-dire le cœur même de la démocratie."
Clément Viktorovitchsur franceinfo
Malheureusement, on peut craindre que tout cela ne fasse encore que commencer. D’autant qu’à cet égard, les hommes et les femmes politiques me semblent avoir, aussi, une part de responsabilité. Regardez, rien que sur les dernières semaines : Jordan Bardella estime qu’il était "irresponsable d’engager le dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie avant les Jeux olympiques". Le texte constitutionnel a pourtant été voté avec les voix des députés RN ! Ce n’est pas cohérent ? Ce n’est pas grave ! Manon Aubry publie un tweet laissant à penser que Raphaël Glucksmann, François-Xavier Bellamy et Valérie Hayer seraient payés par des lobbys ou des États étrangers. C’est faux ? Ce n’est pas grave : le tweet ne sera jamais retiré ! Valérie Hayer accuse les députés PS de n’avoir pas voté la loi de programmation militaire. En fait si, ils l’avaient votée. Mais allez, ce n’est pas grave !
Sarah El Haïry, ministre de la Jeunesse, accuse les étudiants d’avoir mis Sciences Po "à feu et à sang". Ah, il n’y a pas eu la moindre dégradation ? Ce n’est pas grave ! Emmanuel Macron, le président de la République, affirme n’avoir jamais soutenu Gérard Depardieu contre ses victimes. Il n’avait pourtant pas eu un mot pour les victimes, le 20 décembre, devant les caméras de France 5. Tout le monde peut vérifier ? Ce n’est pas grave. Et tout cela, ce ne sont que les trois dernières semaines !
La parole politique n'est plus liée par le réel
Nous sommes (définitivement ?) entrés dans ce que la philosophe Myriam Revault d'Allonnes appelle "l’ère de la post-vérité". Ce que nous voyons monter, c’est une indifférence à la vérité. Peu importe que ce qui est dit soit vrai ou faux : tout ce qui compte, c’est que ce soit efficace, que suffisamment de personnes aient envie d’y croire.
C’est cette situation que viennent rencontrer et amplifier les authentiques opérations de désinformation. Avec je le crains, si nous n’y prenons pas garde, des conséquences délétères. Un monde dans lequel la parole politique n’est plus liée par le réel, où il devient possible de dire tout et n’importe quoi, c’est un monde où tout peut se produire. Y compris le pire.
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