CHRONIQUE. Israël, Gaza, Russie : faut-il boycotter les artistes ?
Adania Shibli n'a finalement pas reçu, cette semaine, un prix qui devait lui être décerné au Salon du livre de Francfort. L'association qui remet cette récompense a décidé de ne pas organiser de cérémonie au Salon, en raison de la guerre déclenchée par le Hamas, et assure que ce prix sera remis plus tard. L'autrice palestinienne se voit donc privée des honneurs d'un grand Salon international.
Bien sûr, au regard des milliers de morts qui endeuillent nos consciences depuis trois semaines, c’est une question qui pourrait paraître mineure. Mais au contraire, c’est au moment où les émotions peuvent nous faire réagir avec empressement qu’il est bon de se la poser : faut-il boycotter les artistes en temps de guerre ? La Foire du livre de Francfort a donc répondu par l’affirmative : Adania Shibli n’y sera pas reçue, elle n’y recevra pas le prix qu’elle devait obtenir pour son roman Un détail mineur, qui revient sur le viol et le meurtre d’une jeune Bédouine par des soldats israéliens, en 1949 dans le désert du Néguev. Une décision immédiatement dénoncée dans une tribune signée par plus de 600 écrivaines et écrivains, dont trois Prix Nobel de littérature.
Les organisateurs ont justifié cette décision en expliquant qu’ils souhaitaient "rendre les voix israéliennes particulièrement audibles." Ce qui peut, tout de même, nous autoriser à lever un sourcil. On ne voit pas bien en quoi il était impossible d’honorer cette autrice palestinienne, dont le livre a été notamment salué pour sa précision historique, tout en conviant par ailleurs des artistes israéliens.
Parmi les précédents, celui de la guerre en Ukraine
C’est, hélas, loin d’être la première fois qu’un événement culturel est annulé pour des raisons de politique internationale. L’un des plus récents précédents concerne la France qui, en septembre dernier, a suspendu toute nouvelle collaboration avec des artistes venus du Niger, du Mali et du Burkina Faso – officiellement pour des raisons matérielles, liés aux difficultés à délivrer des visas dans ces pays.
Mais surtout, il y a le cas de la guerre russo-ukrainienne. En 2022 et 2023, de nombreux artistes russes ont été déprogrammés des scènes internationales. À Londres, le Royal Opera House a annulé le Ballet du Bolchoï, ce qui peut se comprendre, dans la mesure où, d’après le politologue Yauheni Kryzhanouski, ces tournées rapportent directement de l’argent Vladimir Poutine. Ensuite, il y a le cas des artistes qui ont refusés de prendre position pour ou contre le président russe, et qui en ont payé le prix. Le cas le plus emblématique est sans doute celui de la soprano Anna Netrebko, l’une des plus grandes divas au monde, qui a attendu plusieurs mois avant de dire son opposition à la guerre et, pour cela, se voit désormais boycottée par le Metropolitan Opera de New York. Enfin, il y a des artistes qui se sont, tout de suite engagés contre l’agression russe, aux dépens de leur propre sécurité, et qui ont tout de même été déprogrammés. Je pense notamment au jeune pianiste Alexander Malofeev, dont les concerts avec l’Orchestre de Montréal ont été annulés.
Art, influence et propagande
L’argument principal en faveur de ces annulations, c’est que l’art fait partie intégrante de ce que l’on appelle le soft power d’un État, c’est-à-dire sa puissance d’influence. Pour la Russie, c’est particulièrement clair dans le cas de certains réalisateurs très proches du pouvoir, et dont les films peuvent comporter implicitement une dimension de propagande. Mais cela va bien au-delà. La politologue Jane Duncan estime que, historiquement, la Russie a fondé une part de son prestige sur ses réussites intellectuelles, sportives et artistiques. Déprogrammer les artistes russes, dans le cadre d’une guerre ou la Russie est l’agresseuse, c’est effectivement la priver d’une ressource précieuse.
Mais c’est aussi nuire directement à des artistes qui font, parfois, partie de l’opposition à Vladimir Poutine. D’autant que l’art est aussi, et avant tout, un pont entre les humains et les nations. Quelle que soit la manière dont se termineront les tensions avec le pouvoir russe, il faudra bien, ensuite, retisser les liens avec le peuple russe. Cela passera notamment par l’art. On ferait donc bien de ne pas se couper des artistes.
Pour tenter de concilier ces différentes dimensions, la position diplomatique de la France recherche un équilibre : refuser que se produisent les artistes qui ont explicitement soutenu la guerre de Poutine, et accueillir tous les autres, y compris s’ils ont fait valoir leur droit à ne pas prendre position. En revanche, dans le cas de l’autrice palestinienne Adania Shibli, la décision de la Foire de Francfort me paraît indéfendable. En dépit des milliers de morts de chaque côté, on ne peut qu’espérer qu’un jour, Israéliens et Palestiniens parviendront à nouer une relation de paix. Or, les écrivaines et écrivains sont, précisément, un puissant vecteur d’intercompréhension. Par la force sensible de leurs mots, ils et elles ont le pouvoir de nous faire prendre conscience de réalités qu’il nous serait impossible d’accepter ou d’intégrer autrement.
Peut-être pourrions-nous donc commencer, malgré la guerre, par ne pas priver de parole les autrices et auteurs de Palestine.
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