Gérald Darmanin : l’implicite sexiste
Tous les jours, Clément Viktorovitch décrypte les discours politiques et analyse les mots qui font l'actualité.
C'est l’une des polémiques de la semaine : cet échange tendu entre Gérald Darmanin et notre consœur Apolline de Malherbe de BFMTV. Les propos du ministre de l’Intérieur ont été dénoncés comme misogynes par de nombreuses femmes. Ce qui nous confronte à un dilemme rhétorique : qu’est-ce qui caractérise, au fond, le discours sexiste ?
Résumé de l’épisode précédent : mardi 8 février, Apolline de Malherbe interroge Gérald Darmanin sur la hausse des violences aux personnes.
"Votre présentation, elle est très rapide et un peu populiste, déclare le ministre de l'Intérieur.
- "Ce sont vos chiffres", lui répond la journaliste.
- "Calmez-vous madame, ça va bien se passer."
- "Oh, je vous demande pardon, comment vous me parlez ?"
- "ça va bien se passer madame, vous allez voir."
- "Mais c'est quoi le problème ?"
- " Il ya 30 % de baisse, moi j'en ai marre des discours populistes toute la journée."
"Je vous demande pardon ?": l’échange très tendu entre Gérald Darmanin et Apolline de Malherbe pic.twitter.com/8XlHS5jzFl
— RMC (@RMCinfo) February 8, 2022
"Calmez-vous madame, ça va bien se passer." Des propos qui ont été immédiatement très critiqués, sur tous les réseaux. Mais pas par la ministre chargée de l’Egalité femme-homme, Elisabeth Moreno, invitée de LCI jeudi 10 février. " Vous savez j'ai travaillé pendant 30 ans dans des environnements extrêmement masculins, le bâtiment et les nouvelles technologies. J'ai été entourée d'hommes en permanence et j'ai appris à détecter le sexisme quand il se présente. Est-ce que dans les termes qui ont été employés, il y a eu du sexisme ?, s'interroge la ministre. Je n'en ai pas vu. Et je vous parle comme quelqu'un qui connaît ce monde masculin où on peut parfois être extrêmement violent, et extrêmement sexiste. Je n' ai pas vu ça dans cet échange."
️ "Ce genre de phrase et de réponse, vous les entendez partout, de la part des hommes, de la part des femmes. Je n'ai pas vu de manque de respect : j'ai vu de la joute verbale", insiste @1ElisaMoreno dans #LesMatinsLCI | @EliMartichoux. pic.twitter.com/KJoSWbfLKX
— LCI (@LCI) February 10, 2022
Dans ces extraits, on retrouve un argument : "J’ai travaillé pendant 30 ans dans des environnements très masculins, je sais détecter le sexisme, et là, je n’en ai pas vu." C’est ce qu’on appelle un argument d’autorité : faites-moi confiance, j’ai beaucoup d’expérience. Alors, cela peut s’entendre ! Mais quand de très nombreuses femmes perçoivent un propos comme sexiste, à commencer d’ailleurs par l’intéressée, on est en droit de douter du seul argument d’autorité, quand bien même il viendrait de la ministre concernée.
"C'est pas moi qui ai commencé !"
Elisabeth Moreno avance un autre argument : l’intervieweuse et l’interviewé auraient tous deux eu des paroles musclées. "Moi ce que j'ai vu dans cet échange entre Apoline de Malherbe et Gérald Darmanin, c'est un échange musclé. Apoline de Malherbe a choisi une interview musclée. Gérald Darmanin lui a répondu de manière musclée. Je pense que ,et Apoline de Malherbe et Gérald Darmanin étaient tous les deux très tendus. C'est pas l'un plus que l'autre. Je n'ai pas vu de manque de respect, j'ai vu de la joute verbale."
️ Gérald #Darmanin a-t-il eu un comportement sexiste à l'égard d'Apolline de Malherbe (@apollineWakeUp) ? "C'est un échange musclé" mais "je n'ai pas vu" de "sexisme dans les termes employés" : @1ElisaMoreno dans #LesMatinsLCI | @EliMartichoux. pic.twitter.com/cZKbgISbuN
— LCI (@LCI) February 10, 2022
Ce que nous entendons là, c’est une mise en équivalence : la vigueur des propos de Gérald Darmanin serait justifiée par la vigueur des questions posées par Apolline de Malherbe. Ce qui est intéressant, c’est que l’on retrouvait déjà cet argument chez Gérald Darmanin lui-même ! Après avoir été rabroué par son intervieweuse, il lui répondait : "Moi, j’en ai marre des discours populistes toute la journée". Autrement dit : c’est vous qui avez commencé.
Alors, les questions d’Apolline de Malherbe sont éventuellement contestables sur le fond. Mais les propos de Gérald Darmanin sont, eux, dénoncés comme injurieux sur la forme : il me semble contestable, pour ne pas dire fallacieux, de les renvoyer dos à dos.
Une misogynie cachée
A mon sens, oui, les propos de Gérald Darmanin sont sexistes. Mais tout le problème c’est que, comme souvent, la misogynie n’y est pas explicite. Elle se niche dans les couches profondes du discours, dans son implicite. En l’occurrence, on peut ramener cela à deux éléments rhétoriques.
Le premier saute aux yeux, c’est cette phrase, "Calmez-vous madame", alors qu’Apolline de Malherbe était par ailleurs parfaitement calme. Cela renvoie, bien sûr, aux nombreux préjugés selon lesquelles les femmes auraient une tendance à "l’hystérie", c’est-à-dire seraient incapables de contrôler leurs émotions et d’agir rationnellement. C’est un schéma bien connu, qui était déjà dénoncé à l’époque par Simone de Beauvoir.
Et puis, surtout, il y a ce "ça va bien se passer". Et là, c’est plus intéressant. On sent tout de suite que quelque chose ne va pas, mais il est plus difficile de mettre le doigt dessus. Tout vient, selon moi, du fait que la situation, à ce moment-là, n’est pas en train de bien se passer et tout le monde s’en rend compte. Par conséquent, nous percevons spontanément cette phrase comme une antiphrase, c’est-à-dire signifiant l’exact contraire de ce qu’elle dit.
Gérald Darmanin est en train de dire à Apolline de Malherbe que, pour elle, "ça" ne va pas bien se passer du tout. Mais alors, quel est ce "ça" ? Est-ce que c’est l’interview ? Elle s’apprête à être réfutée, voire ridiculisée ? Ou alors, est-ce que c’est "autre chose" qui ne va pas bien se passer ? Nous ne le saurons jamais. Mais ce qui est sûr, c’est que dans cette antiphrase, nous entendons la menace d’une agression, sans pouvoir en faire l’absolue démonstration.
C’est, au fond, toute la problématique des discours de dénigrement. Dès qu’ils sont suffisamment habiles pour exploiter la dimension implicite du discours, ils permettent, pour paraphraser le linguiste Oswald Ducrot, de bénéficier tout à la fois de la violence de la parole et de l’innocence du silence.
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