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La réforme des retraites : un choix de société

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 5 février, le débat sur la réforme des retraites avec les notions de "valeur travail" et de "droit à la paresse".
Article rédigé par franceinfo
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Le cortège de la manifestation contre la réforme des retraites, dans le rues de Rennes, le 31 janvier 2023. (MATHIEU PATTIER / OUEST FRANCE / MAXPPP)

À l’occasion de la réforme des retraites, émerge en filigrane un autre débat, celui qui oppose "valeur travail "et "droit à la paresse".  Il est urgent de sortir de cette alternative. C'est un débat mortifère parce qu’il a été posé n’importe comment, mais qui nous confronte malgré tout, à des questions fondamentales. Tout cela est parti d’une déclaration de Sandrine Rousseau en septembre dernier, sur franceinfo contre Fabien Roussel, qui critiquait "la gauche des allocations", elle revendiquait au contraire "le droit à la paresse". À l’époque, cela avait créé une vive controverse… controverse qui ressurgit, aujourd’hui, avec la réforme des retraites. Le week-end dernier, dans Le Parisien, Gérald Darmanin a fustigé "le gauchisme paresse et bobo", auquel il oppose "les belles valeurs du travail, de l’effort, et du mérite."

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Revendiquer la "paresse", n’est-ce pas un peu étonnant de la part d’une responsable politique ? Il s’agit en fait d’un clin d’œil au livre Le droit à la paresse, écrit à la fin du XIXe siècle par Paul Lafargue, un militant marxiste français. Le seul problème, c’est que, dans le contexte actuel, cette référence a tout obscurci. Parce que oui, il existe effectivement un débat autour du travail, mais il n’a rien à voir avec une quelconque revendication à la paresse.

Sortir du rapport marchand au travail

Il faut en revenir au sociologue Bernard Friot. Ses travaux nous confrontent à un paradoxe perturbant : comment se fait-il que nous soyons incapables de percevoir le travail en dehors d’un rapport marchand ou salarial ? Je m’explique, avec des exemples très simple. Une femme qui reste chez elle pour s’occuper de ses enfants : on dira qu’elle ne travaille pas ; elle est femme au foyer. En revanche, une assistante maternelle qui fait la même chose, elle s’occupe d’un ou plusieurs enfants : elle, elle travaille. Un prof de français qui, sur son temps libre, offre des cours d’alphabétisation, c’est un engagement. Un prof embauché par une association pour faire de l’alphabétisation, c’est un travail ! Un passionné de musique qui passe ses weekends à tourner avec sa fanfare : c’est un loisir. Le même musicien décroche des cachets et obtient son intermittence, là soudain, c’est un travail. Pourtant, à chaque fois, l’activité est la même. Et, surtout : la valeur créée pour la collectivité est la même !

Pour comprendre ce paradoxe,  il va falloir en revenir à la définition même de ce qu’est le travail. Du point de vue de l’idéologie dominante, c’est-à-dire l’idéologie libérale capitaliste, le travail en tant qu’activité, le travail concret, n’a pas de valeur. Ce qui lui donne de la valeur, c’est quelque chose de beaucoup plus abstrait. C’est le fait d’aller vendre son activité sur un marché. Soit le marché des biens et des services, pour les travailleurs indépendants : boulangers, plombiers, avocats, soit, le plus souvent, le marché du travail, pour les salariés qui acceptent de vendre leur force de travail à un employeur. Voilà ce que ne disent pas ceux qui revendiquent à tout bout de champ la "valeur travail". Pour eux, le travail n’a pas de valeur en soi, c’est le marché qui lui donne sa valeur. Ce que propose Bernard Friot, c’est de sortir de cette conception, et de considérer que les êtres humains sont par nature travailleurs. Notre activité concrète, au quotidien, est un travail – même quand elle ne s’insère sur aucun marché.

Concrètement, qu’est-ce que ça change ? S’agissant des retraites justement, ça change tout. Parce que, si on accepte ce changement de paradigme, alors, une bonne partie des retraités n’exercent pas un droit au repos, encore moins un droit à la paresse : ils travaillent ! Mais avec une différence, ils travaillent librement puisque leur pension tombe quoiqu’il arrive chaque mois, ils ne sont soumis ni à la pression de leurs clients, ni au bon vouloir de leur employeur. Et que constate-t-on ? C’est que, de fait, ça marche ! Les retraités travaillent ! Et d’ailleurs, je n'ai pas totalement choisi mes exemples au hasard. La production culturelle, l’engagement associatif, la prise en charge de la petite enfance, le soutien aux personnes, ce sont trois secteurs qui reposent largement sur le travail libre des retraités. Prenons un seul chiffre, d’après une étude de la DREES publiée cette semaine, entre 60 et 65 ans, près d’une personne sur quatre déclare apporter une aide régulière à un proche en perte d’autonomie.

Sanctuariser ou non le temps passé en retraite

Il ne s'agit pas d'une utopie, c’est quelque chose qui est déjà là. En 1945, quand est créé le régime général de la sécurité sociale, la retraite est conçue comme un "salaire continué". Un salaire, parce que les retraités restent intrinsèquement travailleurs. En 1982, quand François Mitterrand avance l’âge de la retraite à 60 ans, c’est la même idée : garantir une période de la vie où les individus sont encore assez en forme pour pouvoir contribuer à la société comme ils l’entendent, en toute liberté.

Toute la question, aujourd’hui, c’est de savoir si nous voulons préserver cette ambition. Auquel cas, la priorité, c’est de sanctuariser le temps passé en retraite. Et tant pis si cela implique d’augmenter un peu les cotisations, voire d’aller chercher d’autres sources de financement. Mais à l’inverse, on peut aussi se satisfaire d’une appréhension plus capitaliste de la retraite. Se dire que c’est le marché qui confère au travail sa légitimité. Et exiger, donc, que les individus restent sur ce marché aussi longtemps qu’ils le doivent pour équilibrer le système. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le débat a été mal posé. Personne, aujourd’hui, ne revendique sérieusement de se rouler dans la paresse. Tout le monde souscrit à l’idée qu’il y ait de la valeur dans le travail. La vraie question, c’est de savoir quel sens nous voulons donner au travail. Quand on présente les choses comme ça, on se rend compte que, ce qui est devant nous, ça n’est pas une réforme technique. C’est un véritable choix de société.

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