La Cour Européenne des Droits de l’homme, nouvel arbitre des libertés en France
L’affaire Vincent Lambert a semblé prendre fin mardi après-midi lorsque le Conseil d’Etat a jugé légal d'interrompre l’alimentation et l’hydratation artificielles du jeune homme tétraplégique. Mais c’était sans compter sur un recours, en appel, devant la Cour Européenne des Droits de l’homme, qui a immédiatement décidé de suspendre le jugement français. Vincent Lambert continuera, en attendant un jugement sur le fond, d’être alimenté.
Jeudi, sur un tout autre sujet, cette même Cour a condamné la France sur la question sensible de la GPA, la Gestation pour Autrui.
Troisième affaire, celle de la Crèche Baby-Loup : la Cour de Cassation a confirmé mercredi le licenciement définitif de la salariée qui portait le voile, laquelle a six mois maintenant pour saisir la justice européenne ; laquelle se prononcera ce mardi sur l'interdiction, dans une autre affaire encore, sur le port du voile intégral dans l'espace public en France.
Dans ces trois affaires, et dans la décision attendue mardi sur la burqa, à chaque fois le droit français, pourtant jugé et tranché au plus haut niveau par le Conseil d’Etat ou la Cour de Cassation, est susceptible d’appel devant cette fameuse Cour Européenne des Droits de l’Homme. Comme si le droit français n’avait plus le dernier mot ; comme si la justice française n’était pas assez grande pour juger ces affaires sur le fond.
On oublie souvent en effet que la Cour Européenne des Droits de l’Homme n’a pas de rapport avec l’Union Européenne. Ce n’est pas une Cour pour faire appel à Bruxelles des décisions nationales. Il existe pour cela une Cour de Justice propre à l’Union Européenne, basée elle au Luxembourg, qui s’occupe essentiellement de l’uniformisation du droit européen.
La Cour qui nous intéresse, celle des droits de l’homme, n’est donc pas une institution de Bruxelles mais du Conseil de l’Europe, c’est à dire une institution de la "grande Europe", soit 47 Etats membres, parmi lesquels il faut compter la Russie, l’Ukraine, l’Islande, la Suisse ou encore la Turquie.
Alors on se demandera, pourquoi le droit français doit-il obtempérer systématiquement devant cette Cour, qui n’est même pas une Cour de l’Union européenne
Or justement, il n’a pas à "obtempérer". La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas autorité stricte sur le droit français ; elle n’a aucun pouvoir de sanction ou de coercition. C'est une juridiction supranationale qui juge les violations aux droits de l’homme, elle a une excellente réputation. Elle n’est pas en roues libres : elle s’appuie sur des textes précis, des traités, ratifiés par la France. Elle a des jugements plutôt nuancés, prudents ; elle élabore des compromis, elle définit un seuil minimum de liberté fondamentale.
Voilà pourquoi dans les trois affaires de cette semaine (le cas de Vincent Lambert, la crèche Baby Loup ou le débat sur la PMA) les arrêts de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ont ou auront beaucoup d’influence.
Une légitimité contestée
On voit comment ce débat juridique peut rapidement devenir un débat politique, sur la souveraineté de la France, ses frontières, le refus d’obéir à des justices illégitimes. On dénonce aussi l'approche plutôt "anglo-saxonne" de cette Cour, qui ne serait pas conforme à notre tradition. "La Cour Européenne arbitre de nos libertés" titre par exemple ce matin le Journal du Dimanche .
On verra bien ce que la Cour Européenne des Droits de l’Homme décidera en ce qui concerne Vincent Lambert, la burqa ou la crèche Baby Loup, mais dans la plupart des cas, ce juge au-dessus des nations laisse le plus souvent une grande marge de manœuvres, une large marge d’appréciation, aux Etats. Si on regarde la jurisprudence de cette Cour et celle de notre droit, elles sont très proches.
Au fond, notre déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et les grandes lois de la République depuis (la loi de 1881 sur la liberté de la presse, la loi de 1901 sur la liberté d’association, la loi de 1905 sur la laïcité) ne sont pas très éloignées dans leur esprit de celles de la Cour européenne. Rappelons que ces textes et ces lois sont considérés comme faisant partie de notre Constitution actuelle.
En outre, c'est souvent à cause des impasses de notre propre droit, ou du manque de courage du Parlement, que la Cour est saisie. Cela arrange même parfois les gouvernements de ne pas avoir à légiférer sur les sujets sensibles et laisser la Cour trancher.
Il y a un autre argument, plus géopolitique : on doit respecter le droit européen, à Paris comme à Londres ou Madrid, si on veut que la Russie ou la Turquie se soucient également des droits de l’homme.
Enfin, et c’est peut-être le point principal, la question des droits de l’homme – ce qu’on appelle aussi les droits naturels de l’homme - n’est pas propre à un pays. En 1948, la déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée à Paris au Palais de Chaillot, disait bien qu’il y avait en matière de droits de l’homme, un droit supérieur à celui des nations .
On peut finir sur une dernière remarque : dans les trois affaires de cette semaine, on voit bien combien nous sommes tous très divisés, entre nous, mais aussi chacun avec sa conscience.
Faut-il laisser mourir Vincent Lambert ? Fallait-il licencier cette femme voilée ? Faut-il donner un état civil à ces enfants qui vivent en France ? Sur ces questions, ces affaires qui ont suscité de multiples jugements, des appels, des décisions du Conseil d’Etat et de la Cour de Cassation, peut-être n’est-il pas totalement inutile de décentrer le regard strictement français, et d’avoir de nouveaux avis… Comme ceux de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Pour aller plus loin :
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« Refusons le commerce des ventres ! », Sylviane Agacinski in Le Monde, 29/06/2014
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La Cour européenne s'empare de l'affaire Lambert, lemonde.fr, 25/06/2014
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La mère de Vincent Lambert "tellement soulagée", franceinfo.fr, 25/06/2014
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La CEDH demande le maintien en vie de Vincent Lambert, franceinfo.fr, 24/06/2014
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"GPA de l’étranger" : le oui de l’Etat au statut indigne l’UMP, franceinfo.fr, 27/06/2014
- Crèche Baby-Loup : le licenciement de la salariée voilée confirmé, franceinfo.fr, 25/06/2014
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