Énergies fossiles et banques françaises : "Tout nouveau projet de pétrole ou de gaz verrouille des émissions pendant des décennies", dénonce Lucie Pinson de Reclaim Finance
Depuis l’accord de Paris fin 2015, les 60 plus grandes banques mondiales ont accordé 7 105 milliards de dollars au pétrole, au gaz et au charbon. Les banques états-uniennes restent en tête du classement avec 31% des financements accordés au secteur, devant les banques chinoises (15%), canadiennes (13%), japonaises (12%). En 2023, le montant consacré par ces banques atteint encore plus de 700 milliards de dollars, un montant cependant en baisse. Voilà ce qu'on apprend dans le rapport d'un consortium d'ONG le rapport "Banking on Climate Chaos".
Lucie Pinson est une militante en faveur de la transition énergétique et dirige l'organisation non gouvernementale Reclaim Finance qui promeut le désinvestissement des énergies fossiles.
Lucie Pinson : Les banques françaises, et notamment les quatre grandes banques françaises BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale et le groupe Banque Populaire - Caisse d'Épargne continuent, malgré leurs engagements en matière climatique, à financer l'expansion des énergies fossiles. On a relevé notamment 67 milliards de dollars à l'expansion des énergies fossiles, dont la majorité est liée à l'expansion du pétrole et du gaz depuis 2021.
C'est un montant en baisse, comme au niveau international. Il y a plusieurs raisons, plusieurs facteurs qui peuvent expliquer cette baisse. Déjà, la remontée des taux qui ne favorise pas l'accès aux capitaux par les entreprises. Et dans ce contexte-là, on peut penser que les entreprises ont pu privilégier le recours à l'auto-financement. Elles ont pu aussi se tourner vers d'autres sources de financement alternatives aux banques, comme le private equity (investissement dans de sociétés non cotées). La baisse du financement des banques aux énergies fossiles peut donc être seulement conjoncturelle.
franceinfo : Les banques assurent pourtant qu'elles sont engagées pour la transition. BNP Paribas, par exemple, vise à consacrer 90% de ses financements dans l'énergie renouvelable en 2030. Le Crédit Agricole promet de ne plus investir dans de nouveaux projets d'extraction d'énergies fossiles. Il n'y a pas un vrai tournant ?
Pour Crédit Agricole, en réalité, la banque s'est rétractée assez rapidement après, par mail, pour nous dire qu'elle pouvait toujours continuer de financer de nouveaux terminaux de gaz naturel liquéfié. Concernant BNP Paribas, on a peut-être une transformation en cours dans son portefeuille, puisque la banque s'est abstenue l'année dernière de participer à de nombreuses transactions en direction des entreprises du secteur. Mais on voit là encore que la porte n'est pas totalement fermée, notamment pour les prêts. En décembre dernier, elle a participé à un prêt à l'entreprise italienne ENI. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il peut y avoir une baisse de financement. Ça ne veut pas dire pour autant un alignement sur les recommandations scientifiques.
"Aujourd'hui, tout nouveau projet de pétrole ou de gaz verrouille des émissions pendant des décennies. Des émissions qu'on ne peut pas se permettre si on veut limiter le réchauffement à 1,5 degré."
Lucie Pinsonà franceinfo
Est-ce un levier fort aujourd'hui, celui de la finance dans la lutte contre le réchauffement climatique ?
Oui, parce qu'il faut rappeler que le monde de demain se construit aujourd'hui dans les décisions des banques, des investisseurs ou des sociétés d'assurances. Ce qu'on finance aujourd'hui va perdurer pendant de nombreuses années et donc dessine le monde tel qu'il sera dans 10 ans, dans 20 ans, voire dans 30 ans. Quand bien même il faudrait maintenir des financements aux énergies fossiles, parce qu'on ne va pas sortir des énergies fossiles du jour au lendemain, il faut s'assurer qu'il n'y ait plus d'argent qui aille à l'expansion, au développement de nouveaux projets d'énergies fossiles. Ce sont bien eux qui posent problème car ils sont incompatibles avec une trajectoire 1,5 degré.
Faut-il, selon vous, que l'État intervienne, qu'il mette en place des réglementations contraignantes ?
Les banques pourraient donner suite aux recommandations scientifiques. Elles l'ont fait pour le charbon globalement. Donc elles pourraient le faire également pour le pétrole et le gaz. Mais quand bien même il peut y avoir une transformation en cours, ça ne va pas assez loin et surtout ça ne va pas assez vite. Donc on a un besoin d'intervention de la part du régulateur et des autorités publiques. Le gouvernement français appelle les pays à agir contre le dérèglement climatique en faveur d'une sortie des énergies fossiles. Tels étaient les mots d'ordre du président Emmanuel Macron lors de la dernière COP. Mais il n'est pas admissible de tenir ce discours et de laisser les banques françaises continuer de financer à l'étranger de nouveaux projets d'énergie fossiles.
"Il faut rappeler que les banques françaises sont les premières banques de l'Union européenne à financer les nouveaux projets d'énergies fossiles."
Lucie Pinsonà franceinfo
Y a-t-il tout de même un essor de la finance durable ?
Oui, dans le sens où il y a de plus en plus de produits financiers étiquetés verts, durables, responsables, qui permettent d'accompagner le financement des énergies renouvelables, ou d'autres projets qui sont bons pour la transition. Là n'est pas le problème. Le problème, c'est que ces financements-là viennent compléter les financements aux énergies fossiles qui, eux, continuent d'aggraver le dérèglement climatique, et notamment la hausse des émissions de gaz à effet de serre. Il faut bien comprendre qu'une transition, ça ne veut pas dire ajouter du vert à un océan d'activités polluantes. Il s'agit de sortir des activités polluantes, progressivement mais dès maintenant, pour s'orienter exclusivement vers des activités vertes. La finance durable ne saurait l'être si elle vient seulement compléter l'offre de financement aux énergies fossiles.
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