Innovation : "L'Europe décroche" donc "le pouvoir d'achat stagne", analyse l'économiste Jean Tirole

Alors que la composition de la nouvelle Commission européenne a été dévoilée, mardi, Jean Tirole, prix Nobel d'économie, est l'invité éco de franceinfo.
Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 9 min
L'économiste Jean Tirole, le 17 septembre 2024. (FRANCEINFO / RADIOFRANCE)

Nouvelle Commission européenne à Bruxelles, la présidente Ursula von der Leyen a présenté les 27 nouveaux commissaires mardi 17 septembre 2024 devant les chefs de groupe politique du tout nouveau Parlement européen, après les élections du printemps. L'Union européenne, est-elle à la hauteur des enjeux économiques auxquels elle doit faire face ?

Jean Tirole, prix Nobel d'économie, président d'honneur de la Toulouse School of Economics, s'est penché récemment sur la question de l'innovation en Europe, dans un rapport qui fera l'objet d'une conférence mercredi au Collège de France.

franceinfo : Votre constat est alarmant. L'Europe décroche pour plusieurs raisons par rapport aux États-Unis. Ce n'est pas qu'une question de financements publics. Les budgets sont équivalents en termes de pourcentage du PIB. Mais le privé n'investit pas suffisamment. Est-ce que cela fait partie du problème ?

Jean Tirole : Vous avez raison, la France décroche et l'Europe décroche aussi en termes d'innovation. C'est-à-dire que nous sommes absents des grands domaines biotech, les logiciels, le hardware, etc. L'intelligence artificielle, nous sommes presque absents. Cela se traduit évidemment par assez peu d'innovation. On voit que sur les 20 plus grandes entreprises tech au monde, il n'y en a aucune qui soit européenne. Les start-ups c'est la même chose. La conséquence de ça, c'est qu'évidemment le pouvoir d'achat stagne. C'est très grave parce qu'il y a quand même une pression très forte pour avoir un pouvoir d'achat plus élevé.

"La seule façon de créer du pouvoir d'achat de façon pérenne, c'est finalement l'innovation et la compétitivité."

Jean Tirole

à franceinfo

Ce que vous dites, c'est qu'effectivement, quand on investit, ce n'est pas dans la bonne technologie, pas dans celle de rupture. En gros, on investit dans l'automobile plutôt que dans l'IA. Est-ce que cela veut dire que l'Europe aura toujours un train de retard sur les États-Unis et sur la Chine ?

Oui, c'est-à-dire que le déficit de financement de la R&D en Europe, c'est essentiellement le secteur privé : 1,2% en Europe, 2,3% aux Etats-Unis, par rapport au PNB. Donc, on a ce déficit qui vient essentiellement, effectivement, du fait qu'on investit dans ce qu'on appelle le mid-tech, l'automobile en particulier, qui apporte moins de valeur ajoutée, c'est-à-dire que les profits sont beaucoup plus faibles. Et effectivement, ce sont des industries qui sont menacées parce qu'on voit très bien l'automobile aujourd'hui avec les voitures sans conducteur, avec les voitures électriques, on a des difficultés.

On investit en Europe plutôt sur les PME et les ETI, donc les boîtes de taille intermédiaire, quand il faut miser sur les start-ups. Vous soulignez qu'il y a également un problème de gouvernance. Le Conseil européen de l'innovation est dirigé par des politiques quand les DARPA aux États-Unis le sont par des scientifiques. Cela change tout. On a vu que la nouvelle Commission européenne a été présentée tout à l'heure. Est-ce que cela ne risque pas de changer ?

Je pense que le rapport Draghi, sur la compétitivité, a été bien compris, en particulier par Ursula von der Leyen et je pense qu'il va y avoir un changement de ce côté-là, mais il faut encore que les Européens le veuillent.

En termes de gouvernance ?

En termes de gouvernance, c'est plus compliqué. D'abord, il faut investir dans les innovations de rupture. 

"On investit moins de 5% du budget européen de la recherche, qui est déjà très faible lui-même dans les innovations de rupture."

Jean Tirole

à franceinfo

Donc, c'est essentiellement de l'aide aux PME. On n'est pas dans les clous. Il y a des programmes qui marchent très bien, comme le programme du Conseil européen de la recherche qui d'ailleurs travaille un peu comme les DARPA aux États-Unis.

Avez-vous bon espoir que cela change avec la nouvelle Commission européenne ?

Oui, si on a la volonté politique.

La volonté politique, est-elle là ?

C'est divisé. Il y a beaucoup de gens qui sont pour changer les choses parce qu'on se rend bien compte qu'on n'avance pas sur les questions d'innovation, nous sommes très en retard. Après, il faut aussi accepter que ce soient des scientifiques qui distribuent l'argent, comme ça se passe pour la santé ou la défense aux États-Unis. Ce sont des scientifiques, ce ne sont pas les politiques qui distribuent l'argent, parce que ce sont eux qui savent quels sont les projets prometteurs ou pas. Les politiques, automatiquement, sont sous forte pression.

Ce que vous dîtes aussi, c'est qu'il faut plutôt que l'argent soit versé au niveau central. Donc, à Bruxelles, par exemple, et pas à Paris et à Berlin, cela évite le clientélisme, de miser sur la technologie et sur l'innovation qui va rapporter des emplois dans son propre pays. Sauf que c'est une rupture totale.

C'est une rupture totale. On a réussi à la faire effectivement pour la recherche fondamentale avec l'ERC, le Conseil européen de la recherche. Mais c'est vrai qu'il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas arrêter de distribuer des chocolats en quelque sorte. Mais ça va être inévitable. Aux États-Unis, la recherche est distribuée essentiellement au niveau fédéral, pas au niveau des États.

Nous avons désormais un Premier ministre, Michel Barnier. Mais nous sommes toujours dans l'attente d'un budget et d'un gouvernement. Si vous aviez quelques conseils à donner au nouveau Premier ministre en termes de politique économique, que seraient-ils ?

Je n'ai pas de conseil à donner, mais il va falloir changer un peu la façon de travailler ensemble. Là, je mets toute la classe politique ensemble. Ce qui me frappe lors des législatives et des européennes, c'est qu'on a parlé de deux choses : l'immigration et le pouvoir d'achat. Je laisse de côté l'immigration. Le pouvoir d'achat, je comprends effectivement que les plus démunis s'inquiètent de leur pouvoir d'achat. Mais quand tout un pays, finalement, ne parle plus que de pouvoir d'achat et ne parle pas du tout d'avenir... C'est-à-dire que pendant ces campagnes, on n'a pas du tout parlé d'éducation, on n'a pas parlé de changement climatique, on n'a pas parlé d'innovation, ni de compétitivité. Donc, tout ce qui va finalement créer de la richesse et du bien-être à l'avenir. On a parlé de la division du gâteau. C'est la pensée à somme nulle. C'est-à-dire qu'on pense uniquement à diviser le gâteau et pas à le créer.

Sauf qu'aujourd'hui, il faut aller de l'avant. La France fait l'objet d'une procédure de déficit excessif à Bruxelles. Est-ce qu'il faut davantage d'économie ou est-ce qu'il faut au contraire augmenter les impôts ?

On peut faire les deux. Ça, c'est un choix politique. Les économies, on peut les trouver à droite, à gauche.

Avec des coups de rabot ?

Il ne faut surtout pas faire de coup de rabot uniforme, parce qu'effectivement, dans ce cas-là, des choses cruciales comme l'innovation, l'éducation, il ne faut pas y toucher.

Notamment au crédit impôt recherche ?

Le crédit impôt recherche, on peut aussi le diriger un peu mieux, c'est-à-dire qu'effectivement, pour l'instant, ça bénéficie beaucoup au secteur aéronautique, automobile, etc. Il faudrait que ce soit un peu plus conditionné à l'innovation de rupture. On en revient toujours au même sujet, mais disons qu'il va falloir qu'il y ait un consensus politique et là, il faut une union des partis qui sont aujourd'hui opposés pour croire dans l'avenir de la France.

Faut-il augmenter les impôts ? Dans le rapport que vous avez coordonné pour France Stratégie avec Olivier Blanchard, vous dénoncez une fiscalité du travail toujours plus importante que celle du capital. Êtes-vous toujours de cet avis ?

Effectivement, en France, on a beaucoup taxé le travail. On pense en particulier aux charges sociales, mais pas que. Donc, ça pose un problème parce qu'effectivement, ça encourage les entreprises à automatiser et à robotiser. On a fait ça parce qu'on avait du mal à taxer le capital, parce que le capital est beaucoup plus mobile. On peut partir à l'étranger avec son capital, on peut décider de produire dans un autre pays, etc. Donc, là, il faut un accord au niveau international. Et là, c'est encourageant quand même, la taxation.

Donc ce n'est pas au niveau français qu'il faut faire ça ?

C'est très difficile parce que, dans ce cas-là, les entreprises partent. On le voit déjà au niveau des start-ups, il y a beaucoup de licornes françaises qui partent.

Vous n'êtes pas sur une taxation plus importante du capital, ou des plus riches, ou des héritages ou des successions ?

On parle de l'héritage dans le rapport avec Olivier Blanchard. Il vaut mieux avoir un corps européen et, si possible, mondial sur la taxation du capital, parce que sinon le pays qui, lui, taxe, va perdre son industrie, va perdre les gens les plus riches et donc les emplois et les impôts qui vont avec. Donc, on peut faire mieux bien sûr, ce n'est pas le sujet. On voit qu'il y a trop de façons d'échapper à l'impôt : l'impôt sur le revenu, l'impôt sur la richesse, quand il y en a. Mais disons que l'idée de départ de taxer aussi, par exemple l'immobilier ne me choque pas, parce que l'immobilier, lui, n'est pas mobile, il ne s'en va pas, donc c'est une bonne chose. Sur l'héritage, ce qu'on dit dans le rapport avec Olivier Blanchard, c'est que c'est une bonne chose. Après tout, c'est un des facteurs d'inégalités. Mais ce ne sont pas les taux en France qui sont un problème. Les taux sont parmi les plus élevés du monde. C'est plutôt l'application de ces taux qui pose problème. Donc il faut mettre en œuvre finalement ce qui a été voté.

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