Présidentielle américaine : "Une nouvelle administration Trump pourrait placer les États-Unis en dehors des règles de l'OMC", selon Sébastien Jean de l'IFRI

Quels sont les enjeux de l’élection américaine sur l’économie mondiale ? Sébastien Jean, professeur au CNAM et directeur associé à l'IFRI, l'Institut français des relations internationales, nous fait part de son analyse.
Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 9min
Sébastien Jean, directeur associé à l'IFRI et professeur au CNAM. (RADIO FRANCE)

Une victoire de la démocrate Kamala Harris la placerait dans la continuité de Joe Biden. Mais les prix ont flambé et son camp n'a pas vaincu l'inflation, ce qui lui est lourdement reproché par le candidat républicain. En cas d'élection de Donald Trump, la politique énergétique constituerait l'un des plus gros changements. Alors que l'administration démocrate a déversé des centaines de millions de dollars pour soutenir l'industrie verte, Trump veut reprendre la fracturation hydraulique pour produire du gaz et du pétrole de schiste.

L'élection américaine concernant la première puissance économique du monde, avec sa monnaie étalon, le dollar, le résultat aura forcément des répercussions sur l'économie mondiale. Sébastien Jean, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et directeur associé à l'IFRI, l'Institut français des relations internationales, vient comparer les deux résultats possibles.

franceinfo : Quelles peuvent être concrètement les conséquences pour les Américains de l'élection de Kamala Harris ou de Donald Trump ? Si elle est élue, la démocrate serait plutôt dans la continuité de Joe Biden ?

Sébastien Jean : Oui, absolument. On peut attendre une continuité, peut-être un raidissement, un approfondissement sur certains aspects. Par exemple, elle veut donner des incitations fiscales ciblées dans des secteurs liés, par exemple, à la décarbonation de l'économie, à des éléments stratégiques comme les semi-conducteurs. Ce n'est pas défini de manière complètement claire, mais ce projet-là est bien sur la table. Et d'une façon générale, elle se situe dans la continuité de ce qu'a pu faire l'administration Biden jusqu'ici. Y compris d'ailleurs, il faut le souligner, avec une politique budgétaire très ambitieuse. Il y a un déficit élevé aux Etats-Unis, c'est-à-dire qu'on utilise le déficit pour stimuler l'économie. Et ça, elle va probablement continuer à le faire.

Si c'est Donald Trump, en revanche, on imagine une politique de rupture.

Oui, pas mal d'incertitudes aussi, avec une volonté affichée de dérégulation, financière comme environnementale. Et puis une politique budgétaire très ambitieuse voire un peu débridée, qui ouvre pas mal d'incertitudes sur la cohérence.

"La question qu'on peut se poser, c'est quel est l'équilibre entre les annonces fracassantes de Trump et, derrière, les gens qui essaient de recoller les morceaux et de gérer les choses de façon cohérente."

Sébastien Jean, directeur associé à l'IFRI

à franceinfo

On a vu que c'était un peu comme ça que ça se passait pendant son premier mandat.

Parmi les plus gros changements en cas d'élection de Donald Trump, il y a la politique énergétique. Alors que l'administration démocrate a déversé des centaines de millions de dollars pour soutenir l'industrie verte, la fameuse IRA, Donald Trump, lui, veut reprendre la fracturation hydraulique pour produire du gaz et du pétrole de schiste. Quel impact pour nous et pour l'Europe ?

C'est une partie importante de la dimension tragique de cette élection. Le côté climatosceptique de Donald Trump est tragique, étant donné la situation, étant donné le besoin de coordination internationale qu'on a là-dessus. Son approche consiste à nier le problème d'une part, et d'autre part, à nier toute nécessité d'utiliser une coordination sur les questions climatiques ou énergétiques. Donc, de ce point de vue, c'est, je trouve, potentiellement tragique.

Est-ce que ça risque tout de même de favoriser le prix de l'énergie aux États-Unis ? Aujourd'hui, Michelin annonce des suppressions de 1 250 postes en France, et dit qu'on n'est plus compétitif en terme d'énergie.

Probablement qu'il y a une volonté décomplexée de tirer le mieux possible un avantage économique d'une énergie peu chère aux États-Unis, sans s'encombrer d'aucune régulation. Donc à court terme, il peut y avoir un bénéfice économique pour les États-Unis, qu'ils l'ont déjà, parce qu'aujourd'hui, le prix du gaz ou de l'électricité y est très sensiblement moins cher qu'en Europe. Mais ça pourrait bien s'accentuer, en effet.

Voyez-vous une inquiétude de la part des industriels en France, en Europe, quand on regarde le prix de l'énergie aux États-Unis de plus en plus compétitifs ?

C'est vrai, mais cette inquiétude existe déjà, notamment depuis cette fameuse loi Inflation Reduction Act, qui a plus de deux ans, et qui non seulement permettait aux États-Unis de profiter de leur énergie peu chère, mais en plus s'accompagnait de crédits d'impôts très importants pour développer un certain nombre de secteurs liés à l'énergie, et notamment à l'énergie propre dans le cas de l'IRA. Donc cette inquiétude des industriels en Europe existe. Elle va peut-être changer un peu de direction et s'aggraver avec Trump.

Que ce soit Kamala Harris ou Donald Trump, les États-Unis risquent donc de continuer à avoir une énergie peu chère. Le problème principal, c'est plutôt le risque de dérégulation.

En effet. Et le risque de casser tout effort de coordination autour des questions énergétiques et de politique climatique. Et casser aussi les efforts pour réduire nos émissions et pour maîtriser ensemble le changement climatique.

L'autre grande priorité de Donald Trump est de renforcer les droits de douane : + 10 à 20%, et même + 60% sur les produits importés de Chine. Est-ce une rupture ou non, vis-à-vis de la politique actuelle, menée par Joe Biden ?

Ce serait une rupture, clairement. L'administration Biden s'est placée dans la continuité de la première administration Trump et on peut supposer qu'une administration Harris serait dans cette continuité-là, avec des inflexions. Mais une deuxième administration Trump serait, selon les déclarations qui ont été faites, en véritable rupture avec ce qui a été fait précédemment.

"Une nouvelle administration Trump pourrait placer de fait les États-Unis dans des politiques qui les mettraient en dehors du cadre commercial multilatéral et des règles de l'OMC."

Sébastien Jean, directeur associé à l'IFRI

à franceinfo

Et ça, pour vous, c'est dangereux ?

Oui, parce que c'est une façon de désorganiser complètement ce qui existe comme architecture de coordination. Et potentiellement de provoquer une gestion chaotique des relations commerciales internationales, sans avoir de stratégie suffisamment bien affirmée.

C'est le principe "America First", qui veut favoriser tout ce qui est produit aux États-Unis, et par conséquent l'emploi américain également.

C'est vrai. Mais quand je parle de manque de stratégie bien établie et cohérente, je fais référence notamment à ce qu'on a vu pendant son premier mandat, comme la guerre commerciale à la Chine qui a été suivie tout à coup d'un accord qui, quand on le regardait, n'avait pas vraiment de cohérence pour répondre aux problèmes qui étaient posés. Donc c'est beaucoup d'incertitudes, beaucoup de désorganisation, c'est ça qui est problématique. Ce n'est pas forcément le fait de se sentir en conflit et de mettre la concurrence stratégique avec la Chine au cœur de l'agenda, parce que ça, de toute façon, l'administration Harris le fera aussi, mais d'une façon probablement plus cohérente et plus respectueuse d'une certaine coordination.

Mais Donald Trump attaque Kamala Harris sur le bilan en terme d'inflation. L'administration Biden n'a pas réussi à rétablir des prix à un niveau raisonnable. Quelles conséquences ces hausses de droits de douane, notamment vis-à-vis des produits importés de Chine, peuvent avoir sur l'inflation ?

Il y a un double paradoxe ici. D'une part, c'est que l'administration Biden, en fait, a fait assez bien. L'économie américaine a réussi à maîtriser l'inflation relativement bien, mais les électeurs ont du mal à le reconnaître en tant que tel.

"D'autre part, Trump dénonce l'inflation, mais en fait, il annonce un certain nombre de mesures qui risquent d'être inflationnistes."

Sébastien Jean, directeur associé à l'IFRI

à franceinfo

Les droits de douane, à commencer par là, sont une taxe sur la consommation. Sa façon de gérer les relations avec la Banque centrale américaine, en la délégitimant, risque aussi d'aboutir à des poussées inflationnistes. Sa politique budgétaire comprend des dépenses à tout va, ça peut également avoir des conséquences inflationnistes. Et même les expulsions massives d'immigrés illégaux peuvent provoquer des pénuries de main-d’œuvre dans un certain nombre de secteurs et donc des pressions inflationnistes.

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