Cet article date de plus de trois ans.

Le "nudge", manipulation douce pour temps de crise

Depuis le début de la pandémie, pour inciter les Français à faire les "bons" choix, le gouvernement utilise une technique de communication venue des États-Unis et très en vogue : le "nudge".

Article rédigé par franceinfo, Julie Marie-Leconte
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Avant d'utiliser le nudge à l'Elysée, Emmanuel Macron avait déjà voulu se servir du concept à l'occasion de sa campagne pour l'élection présidentielle de 2017. (LUDOVIC MARIN / AFP)

En français, on traduirait "nudge" par "coup de coude". Le concept est issu des sciences comportementales, il a été théorisé en 2008 par deux économistes américains, Cass Sunstein, et Richard Thaler (lauréat du prix Nobel d'économie en 2017). Sur la couverture de leur livre, un grand éléphant guide un petit éléphant. C’est le principe du "nudge", parfois décrit comme "paternalisme libéral" ou "manipulation douce" : à partir d’une connaissance fine des mécanismes de choix d'individus parfois irrationnels, les mener vers le meilleur choix, pour eux-mêmes et pour les autres, avec pour objectif l’intérêt général.

Quand le gouvernement veut que les Français laissent les masques FFP2 et les masques chirurgicaux qui manquent aux soignants, il baptise les masques en tissu "grand public". C’est un "nudge". Pour leur faire comprendre que l'on n’est pas face à une "petite grippe", on leur assène le nombre de morts tous les soirs."Nudge" encore. Pour qu’ils réfléchissent à deux fois avant de sortir, on leur demande de remplir une attestation complexe. "Nudge" toujours.

"La norme devient la vaccination"

Le leader du "nudge" en France, c’est la société de sondage et de conseil, BVA, sous l’impulsion de son directeur général, Éric Singler. Dans un spot publicitaire destiné à ses clients, BVA vante les vertus du "nudge" : "une puissance remarquable, pour un coût très faible".

Le prochain "nudge" auquel réfléchit Éric Singler : inciter les Français à se faire vacciner. Le "nudge" joue sur plusieurs cordes, explique-t-il. D’abord il s’agit de faciliter le "bon" choix : "plus on crée de centres, plus on crée des points de décision".

Il faut qu’à chaque fois que je passe devant une pharmacie, je vois 'possibilité de vaccination'. Cela m’incite à me poser la question : 'Est-ce que je le fais, est-ce que je ne le fais pas ?'

Éric Singler, directeur général de BVA

à franceinfo

L’autre clé, dit-il, c’est la pression de la norme sociale : "On peut se faire vacciner partout, des millions de personnes se font vacciner dans le monde. Le choix par défaut, la norme devient la vaccination. Un jour je me dis : 'Allez, j’y vais !'".

L’application TousAnticovid a été très "nudgée" : le premier chiffre auquel l’utilisateur a accès, après le nombre de contaminations par jour, c’est le nombre de vaccinés. Et le gouvernement communique régulièrement sur le nombre d’utilisateurs de l’application pour en inciter d’autres à la télécharger.

Emmanuel Macron et le "nudge", une histoire de victoire

L’exécutif n’a pas attendu la crise sanitaire pour s’intéresser au "nudge". La première note que BVA a produite pour Emmanuel Macron, c'était en 2014, lorsqu'il était ministre de l'Économie. Il voulait une "nudge unit", comme Barak Obama aux États-Unis, et comme David Cameron au Royaume-Uni, tous deux férus de sciences comportementales. Aux États-Unis, Barak Obama a même embauché à la Maison Blanche le professeur de Harvard, Cass Sunstein. Il s’est servi du "nudge" dans le développement de ses politiques publiques, pour faciliter par exemple l’accès des étudiants défavorisés au système de bourses, ou pour inciter les salariés à épargner pour leur retraite.

En 2014, à Bercy, le projet n’a finalement pas abouti. BVA, en revanche, a été rappelé trois ans plus tard, pour donner un coup de pouce à la campagne d’Emmanuel Macron, travailler sur le site internet, en encourageant les adhésions et les dons.

Emmanuel Macron aurait probablement gagné, la dynamique était bonne, il est difficile de quantifier l’apport des sciences comportementales, mais oui, je pense que nous avons contribué à la victoire.

Éric Singler, directeur général de BVA

à franceinfo

Le week-end du 15 mars 2020, alors que la France vote pour les élections municipales, mais s’affiche en foule et sans masque, Éric Singler interpelle le pouvoir, l’exhorte à s’adjoindre les conseils de spécialistes des sciences comportementales. L’Élysée le rappelle. Chaque note de BVA est facturée entre 2 000 et 5 000 euros. Éric Singler dit en avoir produit une vingtaine depuis le début de la crise.

Recherche versus marketing

Cela peut surprendre, parce qu'en interne, l'État a des ressources. Les universitaires d'abord, mais aussi depuis 2018 une cellule "sciences comportementales", au sein d’une direction interministérielle, la DITP, chargée de la transformation publique. Outre son patron, Stephan Giraud, la cellule compte quatre chercheurs titulaires et plusieurs stagiaires de l’École normale supérieure ; l’ENS possède en effet un département de sciences cognitives. Sa directrice des études, Coralie Chevallier, a même été intégrée à la mission Castex sur le déconfinement au printemps 2020. Il est donc surprenant que dans un entretien au magazine Society, le Premier ministre explique avoir trouvé son nom en faisant une recherche sur Google.

Pour les services de Matignon, les deux approches, celle de BVA, et celle des chercheurs, sont complémentaires. Là où BVA travaille sur les formules, et les astuces pas chères et facturées, la cellule "sciences comportementales" mène des projets de plus long terme. Elle a, par exemple, travaillé sur la manière de desserrer l’étau et la pression sur les personnels des Ehpad, y compris en tâchant d’infléchir le comportement de l’administration à leur égard, via une plateforme de sport à la maison pendant le premier confinement, toutefois fermée depuis, ou encore sur le suivi à domicile des malades du Covid.

"Le nudge, une petite partie émergée de l'iceberg"

"Mon équipe est vraiment issue du monde de la recherche, avec de vraies expertises en matière de connaissances cognitives, mais aussi d’évaluation, ce qui est vraiment un enjeu majeur de ce genre de travaux", explique Stéphan Giraud. "Il faut comprendre mais aussi évaluer ce qui est fait", insiste-t-il. Pour lui, "le nudge est une toute petite partie émergée de l’iceberg des sciences comportementales et cognitives".

"Le côté nudge peut être vraiment utile quand vous voulez faire évoluer des comportements", mais il est à ses yeux "souvent limité à une sorte d’exercice de créativité, autour de solutions qui se veulent plus incitatives, moins chères notamment. Cela peut être le cas, et tant mieux si c’est le cas". Mais il conclut : "Pour faire un parallèle avec la pandémie actuelle, le nudge, c’est une sorte de geste barrière, souvent utile, mais avec un usage limité. L’approche comportementale est plus proche du vaccin".

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.