Reportage
"Je pleure et je ne peux plus me retenir" : en Libye, les habitants de Derna toujours sous le choc

Une semaine après le séisme qui a fait plus d'une dizaine de milliers de morts et de disparus à l'est du pays, la situation des habitants de Derna ne s'est guère améliorée.
Article rédigé par franceinfo, Valentin Dunate
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 96 min
Opérations de secours dans la ville de Derna, dans l'est de la Libye, le 17 septembre 2023, après des inondations dévastatrices. (KARIM SAHIB / AFP)

La cité libyenne s'est transformée en un Pompéi des temps modernes. À Derna, pas de lave, mais de l'eau, partout. La tempête Daniel, qui a frappé la ville et ses 100 000 habitants dans la nuit de dimanche 10 à lundi 11 septembre, a entraîné la rupture de deux barrages, provoquant une crue digne d’un tsunami. Toutes les victimes de cette catastrophe décrivent le même sentiment : la stupeur, face à ces deux vagues immenses qui se sont abattues sur eux.

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"Tu ne peux pas imaginer"

Un homme à la barbe blanche, entouré de ses deux fils, raconte. "Tu ne peux pas vraiment imaginer, même dans tes rêves. Même les plus grands producteurs d'Hollywood ne pourraient pas imaginer un drame comme ça, c'est impossible". Pendant deux longues minutes, il décrit ensuite précisément cette nuit de cauchemar. Non sans émotion. "C'est arrivé d'un coup : j'étais à l'intérieur de la maison, l'eau est entrée, il ne restait qu'un tout petit espace entre le plafond et moi... Je voyais déjà ma femme sous l'eau, alors j'ai essayé de casser les fenêtres pour évacuer l'eau, mais avec la pression, c'était impossible....", raconte douloureusement ce rescapé. Sa femme, elle, n'a pas survécu.

Un autre habitant de Derna témoigne : "On ne s'attendait pas à ce que le barrage soit archi plein, même s'il n'y a pas eu de travaux de maintenance, ni d'entretien depuis une trentaine d'année. Ça c'est effondré d'un coup et ça a envahi toute la ville..." Lui n'a pas vu sa mère depuis une semaine, le côté est de la ville n'étant pas encore accessible, même aux membres de la sécurité civile. "Ce barrage, ce n'est pas Hiroshima, c'est 'Barrachima' : il a tout saccagé, tout écrasé, totalement".

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Un traumatisme pour les rescapés

Le drame est tel, à Derna, que même les personnes extérieures à la ville s'en émeuvent. Abdulamid, originaire de Bengazi, est traducteur bénévole pour les secouristes français. À l'écoute du récit de l'homme à la barde blanche, il ne peut retenir son émotion.

"C'est la première fois que je ressens ça : je pleure et je ne peux plus me retenir."

Abdulamid, traducteur bénévole

à franceinfo

"Je sens vraiment la souffrance de cet homme. Il essaye de se retenir, d'être fort, et de passer au-dessus de cette catastrophe avec ses enfants, qui ne se rendent pas compte de ce qui leur est arrivé. Ils sont traumatisés", témoigne Abdulamid.

Ce traumatisme a été amplifié par la semaine qui vient de s'écouler : des cadavres ont été positionnés à même le sol dans la rue, avant d'être enterrés dans des fosses communes. Des fonctionnaires du ministère de la Santé passent ici et là en combinaison blanche, totalement hermétique. La crainte étant que ces corps en putréfaction ne propagent des épidémies.

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"Hamdoulillah... Ca veut dire 'merci Dieu,on accepte' "

Dans ce pays et plus précisément dans cette partie est de la Libye, les habitants se gardent bien de désigner des responsables. Ils n'en pensent pas moins, mais préfèrent éluder le sujet. Monsieur Bouchiha a 67 ans. Sa sœur, ses neveux et ses nièces sont toujours portés disparus. Il est professeur de français à l'université de la ville. Il est élégant, porte des chaussures bateau et comme tous, il dit : "Hamdoulillah... Ça veut dire 'merci Dieu, on accepte', c'est le destin qu'on ne peut pas prévoir".

Désormais, cette ville doit affronter les conséquences de cette inondation et porter secours à certaines personnes toujours coupées du monde. Malgré toutes ces difficultés, ces Libyens restent dignes et calmes mais la blessure est profonde. "C'est peut-être notre éducation musulmane, et notre nature humaine. Je suis calme de l'extérieur, mais de l'intérieur, j'ai perdu..." L'homme ne finira pas sa phrase, étouffée par un sanglot. Cette retenue, cette forme de résilience laisse également envisager un espoir : que grâce, ou plutôt à cause de cette catastrophe, ce pays meurtri par de nombreuses guerres retrouve une certaine unité.

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