Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 28
David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.
Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que durent ce procès fleuve, qui a débuté le mercredi 8 septembre 2021 devant la cour d'assises spéciale de Paris. Voici son récit de la 28e semaine d'audience.
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Le "procès du Bataclan" n’existe pas
Mardi 7 juin. Dernier jour de plaidoirie des avocats des parties civiles. À l’extérieur, les terrasses des cafés de la petite place Dauphine et d’ailleurs nous tendent les bras, mais je me dois de tourner le regard : ma seule destination du jour est l’audience, toujours l’audience.
Pour entrer, à fond, dans le thème du journal de bord, voir du journal intime, j’avais envie de partager avec vous quelques sujets qui fâchent –au bord du précipice de la fin de l’audience, l’heure est aux bilans. De tirer des longs traits interminables sur les embûches qui m’ont accompagné jusqu’ici. Et, des sujets qui fâchent, il y en a quelques-uns.
J’ai préparé une liste, parce qu’il faut. Comment faire autrement après tant de mois ? Malgré celle-ci, j’ai dû sélectionner quelques sujets. Le premier, je l’entends et le lis depuis plus d’un an avant le début de l’audience, celui qui nomme mal tout ce que nous vivons : “Le procès du Bataclan”. Ce raccourci dans notre histoire et véritable outrage à la mémoire des victimes de tous les sites d’attentats me mets littéralement sur les nerfs. Je l’ai entendu partout, de la bouche des gendarmes protégeant le Palais jusqu’aux plateaux télévisés, mais aussi d’amis. Il n’y a pas de procès du Bataclan, au même titre qu’il n’y a pas d’"attentat du Bataclan" qui m’énerve tout autant. Alors, je remarque au fil du temps que le même raccourci existe au sujet des attentats du mois de janvier 2015, désormais unique : “L’attentat de Charlie”. Je dis raccourci et j"essaie de m’astreindre à le penser, mais il s’agit d’oubli. D’oubli du préjudice que nous avons subi et que toutes les victimes du terrorisme subissent, d’oubli de la véritable fracture que la société a vécue à cause de ces actes. J’ai cependant conscience qu’une part d’oubli est normale, naturelle, que les sujets d’actualité prennent le dessus sur ceux d’autrefois, que le présent existe pour oublier les épreuves passées. Mais lorsque la justice s’exprime, qu’elle pointe du doigt la globalité des faits, n’oublions pas. N’oubliez pas, commémorez par les mots.
Aussi, un aspect plus trivial au sujet des rouages de l’audience même. Au début, de nombreux sujets m’ont immédiatement questionné, sans pour autant m’irriter. Le premier, le fait que le téléphone portable soit interdit à l’audience. J’ai désormais l’habitude et le véritable privilège que constitue l’accès à la salle (chambre) des criées m’épargne cette fâcheuse règle. Mais les premières semaines, je sortais souvent de la salle pour contacter mes proches, j’en avais besoin. J’avais besoin de ne pas rompre le pont que le téléphone portable créé avec l’extérieur, besoin de ne pas être seul au milieu de la salle d’audience sans personne autour. En octobre, il m’arrivait d’essayer de tricher, mais les gendarmes guettent et nous demandent d’éteindre l’appareil. Mais pourquoi ? Enfin, je comprends la règle, je comprends l’idée (et même la règle) mais j’ai du mal à l’appliquer. En conséquence, la porte battante en bois de l’entrée de la salle principale résonne souvent, aussi souvent que des parties civiles ont besoin de reprendre un peu de souffle dans la salle des pas perdus, la tête penchée sur l’appareil devant eux.
Je sors de la salle des criées à 14h04. J’ai remarqué qu’un rayon de lumière se posait aux pieds de la statue de Jean-Étienne-Marie Portalis qui trône dans la salle des pas perdus comme un gardien aux portes de la justice. C’est le portrait du jour.
Autre sujet, épineux, douloureux même. En tant que partie civile dans ce procès (et dans tous, sauf erreur de ma part), nous sommes indemnisés pour notre présence ici et remboursés des frais professionnels (nommés “perte de salaire”). Concernant les parties civiles venant de loin, les frais de logement et de transport sont pris en charge jusqu’à un certain montant. Sur le papier, ce dispositif est incroyable. Dans les faits, il a connu de nombreux couacs ces dix derniers mois. L’an dernier et en prévision, je pensais pouvoir m’appuyer sur ces indemnités pour assister à l’audience tous les jours, presque comme un CDD, presque comme une vie normale. Mais au fur et à mesure des mois et les paiements n’arrivant pas, je me suis, de nombreuses fois, retrouvé en grande difficulté et dépendant des ressources de mon épouse. J’ai mal en l’écrivant, mais c’est aussi ça, la vie d’une victime du terrorisme : la précarité financière. Les paiements arrivent, mais tard, trop tard à chaque fois puisque des semaines, des mois passent et les factures s’accumulent. Voici un exemple concret, je viens d’être rendu destinataire d’un virement concernant les frais du mois de février. Nous sommes en juin ! Je ne suis pas le seul à subir ces retards, d’autres n’ont purement et simplement rien reçu en dix mois d’audience, d’autres, avec plus de retard encore. Je sais. Je sais que la Justice est elle-même victime de manque de moyen et de personnel, victime d’une crise sans fin et qui semble s'aggraver au fil du temps. Mais si ce journal parle de mon quotidien, je me devais de remplir ses pages de cette facette de ma douleur.
J’ai invité mes parents ce week-end et au milieu d’un échange sur le procès, ma mère me confie que des gens dans son entourage n'hésitent pas à lui glisser : “Il faudrait passer à autre chose...” “Ça fait sept ans quand même !” Du coup, je m’interroge. Comment le procès est-il perçu aux yeux du monde extérieur ? Et au-delà de cet aspect, comment l’événement des attentats du 13-Novembre est-il perçu aujourd’hui ? Ma mère poursuit en faisant référence à un concert au Bataclan qui a eu lieu il y a quelques semaines et où des amies à elle ont été. Elle me raconte son incompréhension et sa douleur d’aller dans la salle de spectacle pour y faire la fête comme si la mémoire avait été rayée. Ses amies, pour se défendre, lui diront simplement : “Beaucoup de temps est passé.” Mais pour ma mère, non. Ma mère me parle peu du 13-Novembre, mais je sens que le temps qui passe, l’audience, la peinent. Ma mère n’est pas une personne de l’extérieur, plutôt l’inverse, et bien que je sois là, elle souffre. De mon côté, j’ai parfois le sentiment de fatiguer mes proches, amis, avec ce sujet avec lequel je fais couler tant d’encre. Les fatiguer et les effrayer, même. Le silence qui s’installe lorsque je donne (et c’est rare) des détails sur l’audience, sur ce que j’y entends et sur mon propre état mental parle de lui-même. Je ne demande pas de solution miracle, pas d'aide, juste avoir l’occasion d’en parler. D’un autre côté, j’ai le sentiment que tout le monde à un avis sur ces dix mois, tout le monde à un avis sur le “procès du Bataclan” et ses accusés, mais surtout pas sur ses victimes. Comme au sujet du 13-Novembre, j’ai arrêté d’en parler pour éviter de gêner, éviter de faire mal, de heurter et de clore des discussions. J’ai dû stopper ce flot de paroles inextinguibles qui a pour origine le 14 novembre 2015 à une heure du matin, quand j’ai compris que je devais raconter. Passer à autre chose, mais pour quoi ?
Pour l’instant. Le procès continue, encore trois semaines à tenir la vie en pause. Mais j’avais envie de dresser ce bilan ici, comme pour mieux l’oublier ensuite. J’avais besoin de me décharger émotionnellement et psychiquement sur ce qui fait partie du paysage de l’audience, des à-côtés pas tellement à côté. J’avais aussi envie de le faire aujourd’hui, jour où les voix des victimes (à travers leurs avocats) s’éteignent dans la salle d’audience pour finalement résonner au dehors.
Demain, les réquisitions du Parquet national antiterroriste démarrent et prendront fin vendredi.
À demain.
La fin des plaidoiries coordonnées et l’hommage
Mardi 31 mai et mercredi 1er juin. Petit billet aujourd’hui. 130e jour d’audience au total. Ce matin je prends mon temps pour venir. Je me disais qu’étant donné ma motivation à rester toute l’après-midi je pouvais prendre l’audience en cours de route. À mon arrivée, l’audience n’a pas repris et visiblement est loin de le faire. Dix accusés refusent de comparaître, neuf d’entre eux en soutien à Muhammad Usman, qui se plaint d’une douleur à l'œil depuis hier et qui n’a pas pu voir de médecin. Du coup, l’audience patine, encore. Si j’avais l’espoir que plus aucun accroc ne survienne avant la fin, c’est trop tard.
Grand bavard, j’en profite pour échanger avec des amis avocats, journalistes, parties civiles. Tout le monde se demande quand est-ce que l’audience va reprendre. Nous sommes aux alentours de 14h40 lorsque la sonnerie retentit. Dans le box, seuls Farid Kharkhach et Mohamed Amri se sont déplacés. Les deux hommes n’ont pour compagnons que deux gendarmes chacun. Le box à moitié vide de ses occupants, drôle d’image. Aujourd’hui, les thèmes abordés par les avocats des parties civiles dans leur plaidoiries sont : les victimes et la solidarité, les victimes et la sécurité, les victimes et après. Chacun des thèmes comportant des sous catégories, au total plus de vingt avocats vont plaider cet après-midi.
J’ai du mal aujourd’hui. La journée d’hier fut particulièrement rude et l’écriture du billet également. Il y a des jours où écrire me semble plus évident et léger, fluide même. Et d’autres, comme aujourd’hui, où chaque mot me pèse et me semble mal choisi. Je ne sais pas d’où vient ce malaise et encore moins si les lecteurs de ce journal le ressentent. Alors que l’audience démarre et que les hommages aux victimes décédées commencent, je me rends compte que je n’ai plus la force d’y assister. Je sors de la salle des criées et vais retrouver un ami chercheur sur les marches, besoin de souffler, un peu au moins. J’admets que j’attends les conclusions d’aujourd’hui, dont les thèmes sont : Un procès pour quoi faire ? ainsi que L’hypothèse d’une justice restaurative. Ces deux sujets regroupent des questionnements internes propres à mon ressenti ici.
J’ai patienté jusqu’au bout, il est 21 heures. À ces heures tardives, un silence religieux règne dans la salle des pas perdus. Pas un bruit, la justice s’exprime. Lorsque Maître Victor Edou s’avance à la barre, il a l'air sûr de lui. L’avocat partage la lourde tâche avec trois de ses confrères de conclure la journée ainsi que les plaidoiries en chorale. Maître Edou parle posément mais démarre fort : “La justice doit permettre de renforcer la cohésion de la communauté, et doit nous permettre de vivre ensemble. La manière dont on juge dit beaucoup de notre société, et je crois que c’est ce que nous avons réussi ici. Quand d’autres pays n’ont jamais su offrir une réponse judiciaire digne et démocratique à la violence des attentats, l’Europe a fait le choix de juger les terroristes, dans le respect de la règle de droit.” Il poursuit en faisant référence au cadre sécurisé du sanctuaire et des aménagements pour les victimes : “Durant cette audience, l’accueil quotidien qui a été fait aux parties civiles par les gilets roses, la mise à disposition de psychologues, la protection vis-à-vis des sollicitations de la presse. Beaucoup de ceux qui n’osaient pas venir ici ont, grâce à cela, franchi les portes du palais sans appréhension. Il faut ici saluer le remarquable travail de Julien Quéré et qu’il soit conscient de la reconnaissance des parties civiles.” Au sujet des avocats de la défense, l’avocat se montre fair-play : “Les accusés sont particulièrement bien défendus, par de jeunes et talentueux confrères qui ont pu je crois user de l’indépendance, de l’irrévérence et de l’impertinence nécessaires à l’exercice des droits de la défense.” Et de conclure à leur sujet : “Mais il nous appartient à nous avocats de parties civiles qui portons la même robe de l’expliquer à nos clients : l’exercice de ces droits fondamentaux est notre victoire face au totalitarisme.” Je suis soufflé par l’éloquence et le choix des mots de l’avocat avec qui j’ai tant discuté durant les suspensions. Au fil du temps ici, j’ai compris que nous sommes tous différents à la barre, qu’on soit avocat ou victimes, donnant le meilleur de nous-mêmes, le meilleur à la Cour. La plaidoirie arrive à son terme et même la conclusion m’arrache un sourire victorieux : “Alors évidemment le procès ce n’est pas que cela, mais c’est aussi ce que l’on a envie de retenir. Je ne sais pas si cette salle est le 'pays dans lequel nous voudrions vivre', mais ces moments passés ensemble de dignité, d’humanité, et de fraternité sont de loin la meilleure réponse que nous pouvions offrir à la barbarie terroriste.”
Il est tard et pour la première fois je m’accorde une pause pour partager un verre entre amis, après neufs mois passés ici.
Je reprends l’écriture le mercredi 1 juin.
J’écris ces mots alors que je suis attablé, sous un soleil de plomb, à la terrasse d’un restaurant près des Invalides. J’ai rendez-vous avec Arthur et l’attends avec un double expresso et son café qui refroidit. Ce week-end, j'ai reçu, comme de nombreuses fois depuis le 13 novembre 2015, une invitation pour un hommage national. Il s’agit de celui de la République à Françoise Rudetzki, décédée il y a une semaine. J’avais envie de partager dans le journal cet événement particulier, qui s’inscrit aussi dans la mémoire collective des victimes du terrorisme mais aussi du procès. Mon pote est arrivé et on discute brièvement avant de se rendre à l’entrée des Invalides. J’y perds la trace d’Arthur, qui est remplacé par Séb, un de ces nouveaux amis rencontré à l’audience avec qui je partage tant entre deux suspensions. Il a écrit et réalisé les podcasts Parties Civiles en compagnie de Cécile Baubil (administratrice de l’association Life for Paris), à des fins informatives pour les victimes du terrorisme vivant un procès. Si j’avais compris à quel point le procès avait bouleversé nos vies, c’est en retrouvant Séb ici que j’en prends réellement conscience. Je me rends compte que je n’ai presque plus besoin de saluer les personnes que je croise. J’étais avec eux hier, et je sais que je le serai demain également, le temps et l’espace se compressent.
Il y a, tous les ans, deux hommages auxquels nous participons tous : ceux du 13 novembre et du 11 mars. Mais aujourd’hui, nous disons au revoir à l’une d’entre nous.
Le président de la République arrivé, la famille ainsi que les proches de Françoise Rudetzki s’avancent pour dire un dernier mot à leur amie, leur mère, leur alliée. J’emporte dans ma mémoire l’une des phrases de sa fille: "Ma mère n'a jamais voulu être une héroïne et a toujours regretté sa vie d’avant." L’avant toujours. Difficile pour moi de ne pas me plonger dans les quelques souvenirs que j’ai de Françoise et de sa silhouette parmi nous. À la fin du discours du président Emmanuel Macron, un oiseau se met à chanter, lui coupant presque la parole. Le soleil de plomb continue de trôner au-dessus. Au fond de moi, j’ai le sentiment qu’on a perdu l’une des nôtres. Que l’on a perdu une ardente combattante pour nos droits. Une ardente combattante pour que nous ayons peut-être un jour la chance de revenir à la vie.
Alors, au milieu de la cour des Invalides je repense aux mots de Maître Victor Edou hier : “Le temps long a permis cela, recréer des liens et se dire qu’au milieu de la violence et du néant il y a de belles histoires qui peuvent voir le jour.” Que tous les gens autour de moi partagent ce trait commun difficile à porter, ce badge autour du cou, ces blessures visibles et invisibles, mais qui tous, sourient à la mémoire d’une femme qui a changé nos vies.
Je prends une photo avant la fin, Françoise est souriante.
À demain.
Le vieux troquet de la rue Dauphine
Lundi 30 mai. Je continue de passer quasi quotidiennement devant ce café où je m’arrêtais les premiers jours d’audience. Je me souviens bien de ces double expressos commandés, les "Bonjour, ça va ?" discrets du patron qui jetait parfois un œil à mon badge de partie civile. Alors, je sais, je parle de ça comme s’il s’agissait d’une anecdote d’il y a dix ans plutôt que neuf mois, mais en même temps, un mois ici n’équivaut-il pas à une année ? Ce petit café parisien s’est mué en brasserie branchée et les doubles expressos sont devenus des cafés fades dans le sanctuaire.
Sur le portrait, il s’agit de Carole Damiani, directrice de l’association Paris Aide aux victimes (PAV). L’association (comme son nom l’indique) porte assistance aux victimes d'événements collectifs grâce à du soutien logistique et humain. Depuis le début de l’audience, une véritable flotte de psychologues aux chasubles bleu marine est présente dans la salle principale. Généralement installés au fond, ils sont là pour écouter et accompagner victimes, journalistes et quiconque en éprouve le besoin. Comme des gardiens de notre santé mentale. Mais la mission de la PAV comporte de nombreux autres aspects, comme l'information aux droits des victimes mais aussi créer un lien avec le Barreau de Paris, pour que les rescapés trouvent conseil auprès d’avocats. Je croise souvent la route de Carole dans le sanctuaire, et lui ai un jour promis qu’elle aurait sa place ici étant donné la place centrale de l’association au sein de V13.
Je ne suis pas venu mercredi dernier. Trop fatigué psychologiquement pour suivre l’audience et entendre les avocats plaider. Trop fatigué pour réussir à me protéger. Parce qu’il faut de l’énergie pour réussir à ne pas absorber toute la charge que le suivi des audiences inflige, la constance et la régularité n’aident en rien, l’habitude elle, n’est qu’une illusion. Cela fait un an aujourd’hui que j’ai commencé le sport et je sais désormais que le corps met trois semaines à s’habituer à l’effort. Du coup, je m’interroge. Combien d’années m’a-t-il fallu pour m’habituer à ma souffrance ? Combien d’années me faudra-t-il pour "passer à autre chose" ? Y arriverai-je même ? Cela me fascine, seulement trois semaines pour s’habituer à transpirer des litres, aux courbatures, à l’effort, mais tant d’années pour ne serait-ce que comprendre ma douleur.
En quittant le Palais mardi, je me suis accordé un dernier instant d’exposition à l’audience. Je suis chez moi, l’oreille collée aux enceintes de mon ordinateur pour entendre l’un de mes deux avocats : maître Lemont. Arrivé en 2019 au cabinet d’Aurélie Coviaux, il me surprend, il y a un an lors d’un rendez-vous préparatoire au procès par la profondeur de son savoir sur les faits et l’histoire de l’attentat du Bataclan. Jusqu’ici, toutes les personnes que j’ai rencontrées qui étaient aussi proches de la vérité étaient victimes. Hugo Lemont n’en est pas une, mais un avocat qui a embrassé notre nuit à bras le corps. Alors, je l’imagine s’avancer et sa robe noire voler derrière lui. Sa voix, légèrement tremblante, résonne alors dans la webradio. Je le connais un petit peu et je sais cependant que cela n’est pas un signe d’émotion, mais plutôt d’une ferveur sous-jacente qui le portera tout au long de sa plaidoirie. D’entrée, il pointe du doigt le million de pages qu’il connaît pratiquement par cœur : "Vous vous en êtes saisis lors des débats, cherchant à reconstituer la scène de crime, dans le temps et l’espace à contre-pied d’un travail trop partiel réalisé lors de l’instruction criminelle." Hugo Lemont, enchaîne ensuite et propose dès lors une reconstruction au millimètre près (provenant de sa propre compréhension du dossier) de la soirée au Bataclan : "En somme, les voix et les balles des assassins permettent de déterminer le chemin qu’ils ont emprunté dans cette salle immense. Ces éléments de procédure objectif vous permettront de préciser les milliers de récits de victimes cotés en procédure, ou délivrés oralement devant vous, qu’ils soient vagues, précis, que certains se contredisent, que d’autres s'oublient." Désormais inarrêtable, l’avocat va jusqu’à proposer une relecture des faits, analysée et issue du récit des victimes et, à chaque fois, repris par le dossier d’instruction. Je ne vais pas l’étaler ici, parce qu’il faudrait de nombreuses lignes pour en détailler le contenu. Mais encore une fois, mon avocat me surprend.
Dans mon salon, mon chat fait la sieste et j’entends des voitures se garer dans la rue. Dehors, la journée prend fin. Dans les enceintes la voix de l’avocat continue de résonner. Chaque mot, chaque phrase semble être pesée, mesurée avant d’être finalement prononcée afin qu’elle se cogne aux recoins de la salle d’audience. Au sujet des victimes présentes dans le "vieux théâtre", il dit : "Le Bataclan est le tombeau de 90 personnes humaines, mais c’est aussi un champ de héros dans le sens où tous les actes individuels et collectifs des centaines de victimes survivantes, des policiers non spécialisés, s’ils n’ont pas permis de se défendre du massacre, ont permis de d’éviter l’hécatombe voulue par les terroristes. Étymologiquement, le sacrifice d’une centaine." Et il martèle : "Les victimes telles que relatées devant votre Cour, telles que détaillées dans les procès verbaux de la procédure, j’ai la conviction qu’ils démontrent qu’elles n’ont pas été seulement le siège passif d’un dommage terrible qui leur a été infligé au sens de l’article 2*. Elles ont été aussi ces éléments actifs de leur propre survie, les héros de leur propre existence, et en droit, elles sont cette circonstance extérieure à l’auteur terroriste qui a permis d’interrompre, de mettre en échec la perpétration des tentatives d’assassinats."
Bien que je connaisse la plupart des histoires d’héroïsme discret liées au 13-Novembre, je ne les avais jamais observées de cette façon. Sans prévenir, mes yeux se brouillent. Comme si je venais de réaliser, après sept ans à subir : "Je crois que je me suis battu depuis le départ." Entendre ces mots balaye le peu de contenance qu’il me restait. Je me retrouve seul, à pleurer dans mon appartement. Comment une simple phrase prononcée par un avocat peut-elle à ce point m’atteindre ? Je ne sais pas. Mais maître Lemont n’a pas fini et conclut par une liste de pensées adressées aux victimes du Bataclan : "Ce faisant, ils ont tous montré la voie, la sortie, la cachette, la volonté de vivre, ils ont fait face, ils se sont opposés au scénario de mort qu’on leur proposait, imposant. Bien plus, ils ont entravé une tentative d’assassinat."
Je ne cesse de l’écrire, de le dire, mais il n’y a pas un jour où je ne suis pas surpris à l’audience (bon, en l'occurrence, j’étais chez moi). Les mots de maître Lemont resteront sans doute les plus forts que j’ai entendus depuis longtemps. Nous sommes lundi 30 mai lorsque j’écris ces mots et je viens de recevoir les notes de mon avocat. Sur le document PDF de 31 pages, de nombreuses ratures, notes et surlignages me font comprendre que je ne me trompe pas : tous les mots ont été pesés.
Tout en écrivant, j’écoute les avocats plaider et observe chacun d’eux aborder les thèmes d’aujourd’hui : "La liberté de haïr et de ne pas haïr", "L’amour", "La mémoire" et enfin la "Liberté de créer" Sur ce dernier thème, la surprise encore, lorsque maître Maugendre fait référence aux créations diverses de parties civiles : livres, blogs, dessins, BD, pièces de théâtre … et ajoute : "La création est une résistance à l'oppression, la création est l’étendard de la vie." L’avocat liste de nombreuses œuvres et au milieu, mon livre, Un jour dans notre vie et "Le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan." Je pense alors au titre d'Indochine qui m'a inspiré le titre de mon (je l'espère) premier livre, et les paroles résonnent dans mon esprit, la musique, le rock, toujours : "Le rêve continuera".
Pour conclure sa plaidoirie, l’avocat décide d’en citer un autre, issu d’un autre procès du terrorisme : "Le futur n'est pas virtuel. Le futur c'est le délibéré de votre cours, la conclusion de six ans d'instruction et dix mois de procès. La disparition de ce poids laissera une place incommensurable aux blessures que j'appelle la béance de l'après procès." Je termine l’écriture de ce billet alors que de nouveaux avocats s’avancent pour plaider et aborder les thèmes suivants : les enfants, la musique, la fête-la danse-le football et finalement le goût du plaisir.
Pour ma part, je quitte le Palais.
À demain.
*Article 2 du code de procédure pénale : l'action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction. La renonciation à l'action civile ne peut arrêter ni suspendre l'exercice de l'action publique, sous réserve des cas visés à l'alinéa 3 de l'article 6.
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