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Reportage
"À part des promesses et des paroles en l'air, on n’a rien eu" : la déception des agriculteurs allemands après la forte mobilisation de l'hiver
En Allemagne, le monde agricole allemand a été le premier à se soulever au cœur de l'hiver dernier, avant que la contestation s'étende à d’autres pays européens, dont l'Italie, la Pologne et la France. Partout dans le pays, des manifestations – d'une ampleur inédite pour le monde agricole - ont été organisées. Les exploitants, inquiets pour leurs revenus, ont dénoncé la concurrence internationale jugée parfois déloyale et les lourdeurs administratives. Mais selon les concernés, la mobilisation ne semble pas avoir porté ses fruits.
La Saxe, tout à l'est du pays et à quelques kilomètres de la Pologne et de la République tchèque est l'une des régions où la mobilisation a été la plus forte, au cœur de l'hiver. Des centaines de tracteurs ont bloqué les ronds-points, les échangeurs d’autoroute, les centres-villes de Dresde, Leipzig ou Chemnitz. Cinq mois plus tard, le calme est évidemment revenu. Wolfgang Vogel, qui cultive de l'orge, du blé et du colza, se prépare à la moisson avec beaucoup d’amertume. "À part des promesses, on n'a rien eu. Nous sommes déçus, confie l'agriculteur. Le pire, c’est qu'on a un ministre de l'Agriculture qui n'a aucune idée de ce qu'est l’agriculture. Je pense qu’on retournera bientôt manifester."
À Bennewitz, à 200 km de Berlin, les bottes accrochées en signe de protestation aux panneaux d'entrée du village ont été retirées, mais Alexander Otto, qui produit des céréales et du lait, est toujours en colère car les exploitants n'ont pas obtenu le maintien des subventions sur le diesel agricole. Le coup de pouce disparaîtra en 2026 et Alexander Otto a fait ses calculs. "Nous avons 25 tracteurs, quatre moissonneuses-batteuses. Pour notre entreprise, c'est 100 000 euros d'aides de l'État qui vont disparaître chaque année, c'est beaucoup d'argent pour nous", déplore-t-il.
Réglementation allemande plus stricte
Il aurait fallu installer une nouvelle salle de traite, pour remplacer celle qui date de l’époque de la RDA, mais Alexander Otto a dû se résigner à reporter le projet, faute de trésorerie. Le jeune patron de 34 ans, qui emploie 45 personnes, s'agace aussi des réglementations allemandes (souvent plus exigeantes que dans le reste de l’Union européenne…)
"L'Allemagne rajoute toujours une couche à ce qui est déjà imposé par l'Union européenne", déplore-t-il. Il cite la France où "les agriculteurs utilisent le fioul pour leurs tracteurs, et nous en Allemagne on doit utiliser du diesel normal, soumis à toutes les taxes". En Espagne, "le salaire minimum horaire est de 7 euros, en Allemagne c'est 12 euros 41, ça fait une sacrée différence !, lance-t-il. Mais moi, pour le même travail, je ne touche pas plus que les autres agriculteurs européens, alors que j'ai plus de dépenses. Et donc à la fin, je fais moins de bénéfices".
Ce serait bien que les réglementations en Allemagne soient moins sévères, comme c’est le cas dans les autres pays.
Alexander Otto, agriculteurà franceinfo
L’agriculteur dénonce une distorsion de concurrence, encore aggravée par la lourde et célèbre bureaucratie allemande, à laquelle le gouvernement a promis de s’attaquer, mais pour l’instant, sans effet notable.
"Nous sommes trop calmes"
Les agriculteurs allemands parlent clairement d'échec de leur mouvement de protestation, malgré l'ampleur de la mobilisation. À quoi bon avoir passé plusieurs nuits devant la porte de Brandebourg et dans le froid glacial de la cabine de leur tracteur, s'interrogent certains.
Alex Schwarze, qui a fait trois fois le trajet entre la Saxe et Berlin avec son tracteur - 5 heures aller, 5 heures retour - se demande si la stratégie des agriculteurs allemands était la bonne. "Je suis déçu que nos syndicats n'aient pas fait davantage pression et qu'ils se soient contentés des phrases vides de sens des politiques", regrette-t-il. "Nous sommes tout simplement trop calmes et inoffensifs, comme un troupeau de moutons".
Je suis vraiment jaloux de ce qui se passe en France, avec les barricades, les pneus qui brûlent, les routes bloquées. Les Français sont plus virulents et ça pourrait être un modèle pour nous. Parce que nous, qu’est-ce qu’on a obtenu ? Rien. Qu'est-ce que les Français ont obtenu ? Pas tout ce qu’ils voulaient mais une grande partie.
Alex Schwarze, agriculteurà franceinfo
Depuis son bureau, près de Leipzig, Torsten Krawczyk dirige l'Union agricole de la région de Saxe. Il porte un regard moins critique sur la situation. Car si le gouvernement allemand est resté ferme, l'Union européenne elle, a assoupli ses positions. Terminée par exemple l'obligation de laisser 4% des terres en jachère ou d'assurer une rotation des cultures. Certaines règles environnementales ont aussi été revues, et ça, c'est grâce à la mobilisation des agriculteurs dans toute l'Europe, dit Torsten Krawczyk.
"Nous sommes apparus soudés et on s'est battus pour les mêmes choses", se félicite-t-il. Avant de poursuivre : "Nous, les agriculteurs allemands, nous nous sommes sentis trop souvent seuls, poursuit le dirigeant de l'Union agricole de la région de Saxe, Et là, il y a eu un esprit de solidarité, on s'est serrés les coudes. C'est ce qui a rendu cet événement unique. Cela me donne de l'espoir pour les élections européennes de juin, parce que l'on parle désormais beaucoup plus de l'Europe, de ses défis et de ses valeurs communes".
Le ministre allemand de l'Agriculture a dit, en tout cas, avoir entendu la colère des agriculteurs. Il leur demande un peu de temps pour régler la crise. Du temps, répond le monde agricole, que nous n’avons pas. Depuis 2001, leur nombre a chuté de 40%.
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