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Reportage
"Supprimer le nom Emmaüs serait une erreur" : dans la Sarthe, bénévoles et compagnons débattent de l'avenir après l'affaire abbé Pierre
Comment poursuivre son action et garder du sens, face au scandale ? Des bénévoles, des salariés, des compagnons d’Emmaüs sont tous désarçonnés depuis les révélations sur les agressions sexuelles commises par l’abbé Pierre pendant 50 ans. Partout en France, le mouvement s’interroge et parfois réagit déjà, en supprimant ici et là les symboles à l’effigie du fondateur d’Emmaüs.
Dans la Sarthe, à La Milesse, tout près du Mans, une réunion de crise s’est tenue mardi 17 septembre avec une grande partie de la communauté pour débattre, tous ensemble, de l’avenir. La salle est pleine. Il est 9 heures. Il y a des tasses de café, des madeleines et près de 100 personnes ont été réunies par Michel Lopez, le président d’Emmaüs en Sarthe. Les bénévoles, les salariés, et la cinquantaine de compagnons et compagnes, vivant dans cette communauté. Pendant une heure, le micro va tourner.
Pascal, 60 ans, est un compagnon d’Emmaüs historique ici depuis 24 ans. Il est le premier à dire son dégoût. "L’abbé Pierre, pour les anciens, c'était une icône. Mais ce n'est plus une icône du tout, affirme-t-il. C’est un pourri ! Et tous les médias, il faut qu’ils bastonnent encore, qu’ils continuent leur travail, parce qu’il y a trop de victimes partout dans le monde, femmes et enfants. Voilà, c'est tout ce que j’ai à dire."
Les responsables nationaux du mouvement savaient dès 1955. Pourquoi n’ont-ils rien dit, s’indignent plusieurs bénévoles. "Moi, quand je suis rentrée à Emmaüs en 1977, il y avait déjà tout ça en cours, raconte une femme. Ce que je déplore, c'est que les dirigeants d’Emmaüs France et International, ce sont eux les coupables, ainsi que l’Église. En se taisant, ils ont permis de donner des jouets sexuels à l’abbé Pierre."
"On a le devoir d’interpeller nos dirigeants et de leur demander des comptes, c’est clair, répond Michel Lopez. J'ai l'impression, en 14 ans de militantisme associatif, d’avoir été mené en bateau, trompé sur le personnage. Ça nous rappelle qu’on ne peut pas déifier quelqu’un. Emmaüs, ce n'est pas ça ! Ce sont les bénévoles, les gens, c'est tout le monde."
Des dizaines de livres rangés dans les cartons
Parfois les mots du débat sont discutés. "On l’adorait tous ! Et puis on découvre que c'est un homme comme les autres, qui avait ses défauts", estime un bénévole. "Être prédateur sexuel, ce n'est pas un 'défaut'", relève l'une des responsables de la communauté. Dans la bibliothèque, juste à côté, les dizaines de livres signés par l’abbé Pierre ont déjà quitté les rayons, rangés dans des cartons. Une bénévole s’interroge : faut-il en faire autant dans la boutique Emmaüs ? "Oui, parce qu’il y a l’abbé Pierre, mais parmi les livres qu’on vend, il y a beaucoup d'autres auteurs" qui posent problème.
"Qu’est-ce qu’on fait ? Faut-il enlever aussi les livres de PPDA ou de Gauguin ?"
Une bénévole d'Emmaüslors d'échanges au sein du mouvement
Et que faire, surtout, de l’héritage et des principes d’Emmaüs ? "'Qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir. Ici, on t'aime'. C'est une phrase de l’abbé Pierre. On ne peut pas lui enlever ! Mais ça n’excuse rien", tranche le président de la communauté sarthoise.. "Ah non, je ne dis pas que ça excuse, répond une autre. Mais il ne faut pas non plus lui enlever ce qu’il a fait et qui fait que Emmaüs existe. Parce que la misère, elle n’attend pas non plus."
"Est-ce que ce n'est pas là qu’il faut supprimer le nom Emmaüs ?", lance une intervenante. "Ah non ce serait une erreur, Emmaüs, c'est un chemin", argumente un autre. Garder le nom du mouvement, mais effacer le visage de l’abbé Pierre sur l’immense fresque – huit mètres de haut sur 32 mètres de large – qui décore le hangar du Mans, et barrée d'un bandeau noir depuis les dernières révélations, en soutien aux victimes des violences sexuelles. "Concernant la suppression de la fresque, qui vote pour ?" À main levée, la communauté a décidé à une large majorité de s’en débarrasser.
Mais certains s’inquiètent des conséquences que cela pourrait avoir, notamment des compagnons parmi les plus récents. Ce sont souvent des personnes sans moyens, et sans papiers, comme Diane, une Gabonaise qui vit dans cette communauté Emmaüs depuis cinq mois, et pour qui l’appel lancé par l’abbé Pierre à l’hiver 1954, il y a 70 ans, est toujours d’actualité. "Son message était fort parce que pour les gens comme moi, hiver comme été, rester dormir dans la rue, ça fait peur", estime-t-elle.
"J’étais inquiète du fait que, si en fouillant ils trouvent des choses pas bien et qu’on ferme le mouvement, on se retrouve à la rue. Parce que c’est ici qu’on vit !"
Diane, compagne d'Emmaüs en Sartheà franceinfo
Alors les responsables du site sarthois ont pu rassurer Diane : il n’est pas du tout question de remettre en cause cet accueil, ni d’en finir avec le mouvement Emmaüs. Simplement de se débarrasser de la figure de son fondateur.
"La chute est brutale"
Car le président Michel Lopez est profondément écœuré quand il repense à ce dernier voyage, en Normandie, à Esteville, où l’abbé Pierre a vécu et est enterré. La communauté du Mans s’y était rendue quelques jours seulement avant les révélations. "J’ai en mémoire cette visite de la chambre de l'abbé Pierre avec les compagnons découvrant son environnement quotidien, l'émotion perceptible dans cette découverte, raconte-t-il. Et l’image la plus frappante, c'est celle de ce compagnon qui avait acheté une rose avec son propre argent, la pose sur sa tombe. On était tous émus ! La chute est brutale."
Pour encaisser le choc, les responsables nationaux d’Emmaüs vont démarrer un tour de France, dans toutes les régions, pour que chaque membre du mouvement, comme dans cette réunion sarthoise, puisse s’exprimer.
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